UN COEUR PRIS AU PIEGE (The Lady Eve) est un film écrit et réalisé par Preston Sturges, d'après Two Bad Hats de Monckton Hoffe.
La photographie est signée Victor Milner. La musique est composée par Sigmund Krumgold et Clara Edwards.
Dans les rôles principaux, on trouve : Barbara Stanwyck (Jean Harrington/ Lady Eve Sidwich), Henry Fonda (Charles "Hopsie" Pike), Charles Coburn ("Colonel" Harrington), Eugene Pallette (Horace Pike), William Demarest (Ambroise "Muggsy" Murgatroyd), Eric Blore (Sir Alfred McGlennan Keith), Melville Cooper (Gerald).
"Colonel" Harrington, Jean Harrington, Ambroise "Muggsy" Murgatroyd,
Charles "Hopsie" Pike / "Hopsie" et Jean
(Charles Coburn, Barbara Stanwyck, William Demarest, Henry Fonda /
Henry Fonda et Barbara Stanwyck)
Fils unique du richissime brasseur Horace Pike, Charles "Hopsie" Pike vient de passer deux ans à explorer l'Amazonie en qualité d'herpétologiste. Il rentre aux Etats-Unis à bord du paquebot "Southern Pacific" où ce séduisant mais timide célibataire est convoité par toutes les femmes seules à bord.
"Hopsie" et Jean
Mais avec ses deux complices, son père le "Colonel" et Gerald, Jean Harrington intrigue pour mettre le grappin sur "Hopsie". Elle le charme en mettant à l'épreuve sa gaucherie mais n'est pas non plus indifférente à ce grand dadais, que couve avec méfiance son garde du corps Ambroise "Muggsy" Murgatroyd.
Jean et "Hopsie" / Lady Eve Sidwich et Horace Pike
(Barbara Stanwyck et Henry Fonda / Barbara Stanwyck et Eugene Pallette)
Jean annonce à son père, qui voulait plumer ce pigeon, qu'elle a accepté la demande en mariage de "Hopsie" mais elle assure qu'elle aidera financièrement le "Colonel" et Gerald après ses noces. Malheureusement, le plan échoue quand "Muggsy", avec l'aide du détective du paquebot, identifie les Harrington sur une liste d'escrocs et avertit "Hopsie". Ce dernier rompt, très déçu, mais Jean est désormais résolue à se venger.
"Hopsie" et Jean
Grâce à l'entregent d'un autre filou qui s'est introduit dans la haute société en se faisant passer pour un noble anglais, Jean devenu Lady Eve Sidwich est invitée à une soirée donnée par les Pike où elle enchante les convives. "Hopsie" ne la reconnaît même pas mais "Muggsy" se méfie d'elle sans réussir à empêcher le fiston d'accepter qu'ils se revoient comme elle le lui demande.
Lady Eve et "Hopsie"
Lady Eve ensorcelle vite "Hopsie" qui lui demande sa main. Lle mariage est célébré, Sir Alfred McGlennan Keith accompagnant la jeune femme jusqu'à l'autel. Les jeunes mariés partent en voyage de noces en train mais le voyage est mouvementé car Eve évoque ses précédents soupirants, ce qui rend "Hopsie" très jaloux.
Il demande le divorce avant le retour mais, tandis que les avocats des Pike travaillent déjà à négocier des dédommagements raisonnables pour Eve, elle refuse l'argent si "Hopsie" accepte de la revoir. Il refuse pourtant.
Redevenue Jean, la jeune arnaqueuse retrouve son amant sur le "Southern Pacific" : fou de bonheur, il lui demande de renouer et elle accepte volontiers, même s'il n'a pas (pas encore...) compris qu'ils sont déjà mariés...
Diffusé en catimini sur Arte (tard un Lundi soir puis en matinée hier), il fallait être vigilant pour repérer la programmation de cette perle rare de Preston Sturges, cinéaste contemporain d'Ernst Lubitsch et considéré comme un visionnaire par Billy Wilder. Longtemps oublié, il ne fut redécouvert et réhabilité que dans les années 1980 grâce à des rétrospectives en Europe, mais il faut aujourd'hui encore rappeler le génie de cet artiste.
Un cœur pris au piège était son troisième long métrage et il venait alors de remporter l'Oscar du scénario original, ce qui lui valut la confiance du studio Paramount et donc un confortable budget et un casting de premier choix. Ce projet était en développement depuis trois ans, d'après une idée de Monckton Hoffe, suivant la rencontre de deux personnages sur un paquebot : Sturges choisit cependant de ne conserver que cet argument et remanie l'histoire initiale.
Profitant des largesses accordées par ses producteurs, le réalisateur veut d'abord confier le rôle principal à Claudette Colbert, mais elle est indisponible. Madeleine Carroll, Paulette Goddard, puis Joel McCrea (qu'il dirigera dans Les Voyages de Sullivan, 1941) et Fred MacMurray, seront approchés, mais Barbara Stanwyck et Henry Fonda (prêté par la 20th Century Fox) leur seront préférés par Sturges. Un choix audacieux puisque Fonda était salué comme acteur dramatique depuis Les Raisins de la colère (John Ford) et que Stanwyck doutait d'être crédible dans une comédie - ce à quoi le cinéaste lui répondit : "ça ne fait rien. Vous allez en faire une !" (Ils n'en étaient pourtant pas à leur coup d'essai : ils brillèrent déjà ensemble dans Miss Manton est folle, et elle s'illustra dans L'Aventure d'une nuit de Mitchell Leisn, écrit par... Sturges.)
The Lady Eve, réussite exemplaire, consacra son auteur, applaudi par la critique unanime et accompagné par un gros succès en salles.
Le film est un enchantement, mené sur un rythme implacable (à peine 90 minutes), dès le générique en dessins animés, où on voit un serpent s'entortiller autour d'un arbre à côté de deux belles pommes : l'allusion biblique est évidente et Sturges ne va avoir de cesse de s'en amuser. Charles Pike est un herpétologiste (spécialiste des serpents), Jean Harrington une tentatrice vénale mais aussi sentimentale que lui est timide. Le film est une leçon de mise(s) en scène puisque l'héroïne manigance pour alpaguer ce fils de bonne famille célibataire qu'elle veut plumer tout en devant surmonter sa crainte des reptiles... Et les tendres sentiments qu'elle ne va pas tarder à éprouver pour sa cible.
Elle a beau dire : "j'ai besoin de lui comme la hache a besoin d'une dinde", Jean est une arnaqueuse mais pas une vraie méchante. Si elle fait tomber (la chute est une autre citation biblique) d'un croche-pied Charles pour mieux l'attirer ensuite dans sa chambre, elle s'amuse autant qu'elle est attendrie par la galanterie du jeune homme. Plus tard, elle savourera avec sadisme d'autres de ses gamelles avant d'être encore sensible à sa gaucherie si craquante...
La screwball comedy, dont Un Coeur pris au piège est un modèle du genre, s'appuie sur la loufoquerie : l'expression vient de screwball qui, en argot, désigne un individu au comportement excentrique, terme inspiré par la screw-ball dans le base-ball lorsque le lanceur imprimait une trajectoire imprévisible à la balle (une "balle vissée"). L'intrigue de ce type de comédie, qui vivait en 1941 ses dernières heures de gloire (après avoir connu un essor continu suite à la crise économique de 1929 et juste avant la seconde guerre mondiale donc), reposait sur des questions de moeurs (rupture, divorce, re-mariage), des dialogues vifs et un humour exagérée et physique (le splapstick issu du cinéma muet). Il est donc logique que le rire soit provoqué ici autant, sinon plus, par les corps que par les mots, mais quand les deux sont réunis, l'étincelle produit une réussite irrésistible.
Après le premier acte, au terme duquel la manigance de Jean est dévoilée et "Hopsie" déçu au point de rompre, le second acte souligne cette dimension physique en jouant sur la transformation, le travestissement au service de la vengeance. Jean devient donc Lady Eve : elle change peu en vérité, sinon vestimentairement et une nouvelle coiffure, un accent britannique plus affecté pour convenir su rôle. Mais cela suffit à mystifier Charles. La manière dont Barbara Stanwyck passe de l'une à l'autre de ces femmes est extraordinaire : en modifiant davantage son attitude que son aspect, en se créant un alias aux antipodes de sa personnalité, elle se réinvente suffisamment pour duper Henry Fonda - et cela s'avère savoureusement ironique, Sturges suggérant que la femme est d'abord ce qu'un homme veut bien en voir.
Le mouvement physique continue cependant : le voyage de noces se déroule, épique, non pas à bord d'un bateau, mais d'un train, transport plus confiné dans lequel les (fausses) confidences de Eve vont tourmenter Charles : le procédé est épatant car il dit que l'intimité de ce couple (du couple en général) s'établit non pas dans un espace conventionnel mais dans des véhicules - les sentiments sont en vérité aussi mobiles que des paquebots ou des locomotives tirant des wagons (wagons qui figurent comme autant de contenants du passé). Pour avancer sentimentalement, il faut aussi avancer géographiquement. Tout cela donne au film un dynamisme fabuleux.
Mais si Charles supporte mal, et puis plus du tout, que son épouse ait eu d'autres amants, elle se rend aussi compte qu'en s'étant vengé de lui en le tourmentant ainsi, elle a perdu l'homme qu'elle aimait sincèrement. Il lui faut donc le reconquérir après avoir tout fait pour le perdre : c'est la comédie du re-mariage qui est en marche pour l'épilogue du film. Exit Lady Eve, personnage grillé, et retour de Jean dont Charles n'a cessé d'être épris car, même si elle avait cherché à l'escroquer, il se rappelle qu'elle le lui avait avoué : en répétant les premiers gestes de leur idylle, mais en en ayant désormais les leçons, ils sont désormais prêts à s'aimer franchement. Il n'y a plus de temps à perdre, ils s'aiment déjà et ils en sont sûrs. Il s'agit, après s'être connu, de se re-connaître : n'apprécie-t-on pas davantage ce qu'on aime quand on l'a perdu une première fois, et le meilleur ne réside-t-il pas dans les retrouvailles ?
La structure du film est bâtie sur le double : Barbara Stanwyck interprète deux femmes en une - et elle accomplit ce numéro avec un charme absolument divin, semblant s'amuser autant que son personnage, déployant des trésors de séduction et d'élégance (ce sourire, ces jambes, cette allure : quelle splendeur, quelle malice exquise !). De même, donc, l'histoire comporte deux actes bien nets comme les deux faces du caractère de Jean/Eve, aventurière peu recommandable mais en vérité grande amoureuse, attendant plus l'homme qui la traitera bien que la fortune (même si elle trouvera finalement les deux). Le récit divertit avec la guerre des sexes et des classes : une femme, un homme, une roturière, un fils de bonne famille, la séduction vénale puis l'amour véritable, le masque et la nudité.
Cette dualité se prolonge jusque dans le motif de la chute : d'abord, Jean fait chuter "Hopsie" puis c'est lui qui l'a fait tomber (grâce à son fidèle et soupçonneux "Muggsy", qui a découvert ses coupables activités) ; ensuite elle s'emploie à le faire chuter de nouveau pour prendre sa revanche et quand elle y parvient, elle tombe encore en comprenant qu'elle perd l'homme qu'elle aime et qui l'a aimée. La chute n'est pas seulement celle des corps donc, mais aussi des sentiments : Charles perd ses illusions, Jean son cynisme, il perd les pédales devant Eve, elle perd son assurance quand il la quitte une nouvelle fois.
Face à l'impériale Barbara Stanwyck, qui domine le film, Henry Fonda paraît souvent emprunté sans qu'on sache s'il joue à la perfection son personnage ou à cause de la raideur dont se ne sont jamais départis et son image d'acteur et son attitude à l'écran (et dans le privé, puisque sa fille Jane l'a souvent décrit comme un père autoritaire, rigide, exprimant difficilement ses sentiments). Mais finalement, cette ambiguïté est une preuve du génie de Sturges qui a su exploiter son acteur au-delà de son talent (car Fonda était quand même un grand comédien, sa filmographie en témoigne) : il s'est servi de cela pour la cohérence du personnage, le rendant attendrissant. Il est comme le spectateur ébloui par sa partenaire. Les seconds rôles, en particulier Charles Coburn dans le rôle du "Colonel", William Demarest en ange gardien perspicace et soupçonneux à l'extrême, Eugene Pallette en patriarche glouton (drôlissime scène du petit-déjeuner) sont jubilatoires.
The Lady Eve est un vrai diamant, hilarante, plein d'esprit, d'une vivacité redoutable, porté par son actrice incomparable. Quand on tombe sur ce genre de pépite, on déplore la lourdeur de tant de comédies romantiques actuelles tout en constatant que leur réussite tenait d'abord à des ingrédients simples mais subtilement préparés.
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