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vendredi 9 décembre 2016

A BORD DU DARJEELING LIMITED, de Wes Anderson (2008)


A BORD DU DARJEELING LIMITED (Darjeeling Limited) est un film réalisé par Wes Anderson.
Le scénario est écrit par Wes Anderson, Roman Coppola et Jason Schwartzman. La photographie est signée Robert Yeoman. La musique est composée d'extraits des bandes originales des films de Satyajit Ray et James Ivory, et de plusieurs chansons.

Dans les rôles principaux, on trouve : Adrien Brody (Peter Whitman), Jason Schwartzman (Jack Whitman), Owen Wilson (Francis Whitman), Anjelica Huston (Patricia Whitman), Amara Karan (Rita), Waris Ahluwalia (le chef steward du "Darjeeling Limited"), Barbet Schroeder (le mécanicien), Bill Murray (le businessman), Natalie Portman (l'ex-fiancée de Jack). 

HÔTEL CHEVALIER est un court métrage écrit et réalisé par Wes Anderson, qui est le prologue de A Bord du Darjeeling Limited. La photographie est signée Robert Yeoman.
Dans les rôles principaux, on trouve : Jason Schwartzman (Jack Whitman) et Natalie Portman (son ex-fiancée).
Jack Whitman et son ex-fiancée
(Jason Schwartzman et Natalie Portman)

Jack Whitman s'est installé dans la suite d'un palace parisien depuis la mort de son père. Il reçoit un appel téléphonique de son ex-fiancée qui a appris où il se trouvait et veut le voir. Lorsqu'elle arrive, ils s'étreignent, plus pour se réconcilier que pour vraiment renouer.

La réalisation de ce court métrage est curieuse : Wes Anderson en a l'idée en 2005 et il l'écrit rapidement pour un de ses acteurs fétiches, Jason Schwartzman. L'objectif est de tourner vite, à la manière d'un film de fin d'études. Il recrute une équipe réduite, dont son chef opérateur habituel, Robert Yeoman, deux caméras, un preneur de son, et passe un accord avec le bagagiste Louis Vuitton pour disposer d'accessoires qu'il re-designe avec leur équipe.

Ayant remarqué Natalie Portman dans le film de Mike Nichols, Closer (entre adultes consentants), la même année, il la rencontre grâce au producteur Scott Rudin et la convainc de rejoindre l'aventure. Elle rejoindra Paris avec les cheveux courts, tels qu'elle les porte depuis le tournage de V pour vendetta de James McTeigue (2006).

L'affaire est bouclée en deux jours, mais Anderson ne sait pas ensuite comment exploiter ce court métrage. Le personnage de Jack lui a donné envie de l'intégrer au scénario qu'il développe pour son nouveau film, co-écrit avec Roman Coppola, A bord du Darjeeling Limited, mais il ne souhaite pas pourtant l'intégrer au projet car il sait que ces treize minutes forment un bloc trop différent par rapport à l'intrigue.

Finalement, le résultat est projeté en ouverture du film lors du festival de Venise puis mis en ligne le lendemain sur Internet. Il bénéficie immédiatement d'un nombre considérables de vues et de commentaires élogieux. Anderson choisit alors de garder cette formule de présentation : Hôtel Chevalier est diffusé juste avant A bord du Darjeeling Limited en salles et figure parmi les bonus du DVD.

Un débat agite les fans du court métrage et ceux du long : les uns adorent le premier mais trouvent le second décevant en comparaison, et vice-versa. Une autre polémique surgit lorsque Natalie Portman se plaint au sujet des critiques qui insistent surtout sur le fait qu'elle apparaît nue, même si on loue aussi sa prestation subtile et comique. Elle figure, très fugacement, dans A bord du Darjeeling limited, où son personnage est régulièrement évoqué.

Quoi qu'il en soit, c'est une authentique merveille, à la fois romantique et mystérieuse, qui peut s'apprécier de façon autonome, mais aussi complète singulièrement le long métrage. Pour ma part, la question ne se pose pas de les comparer : j'aime autant l'un que l'autre, avec leurs qualités propres. La réalisation de Wes Anderson y est toujours aussi raffinée, précise, avec une crudité inédite (la nudité de Portman effectivement, mais aussi l'étreinte qui a précédé entre elle et Schwartzman). La fin est absurde (Jack montre la vue qu'il a de Paris depuis le balcon de sa suite : en fait, elle est bouchée par la façade de l'hôtel voisin) et dégage un mélange de mélancolie et de sérénité étonnant.

Après ça, changement complet d'ambiance et de décor : direction l'Inde ! 
Le Businessman
(Bill Murray)

Un businessman grimpe dans un taxi et il est conduit à toute allure jusqu'à la gare. Il se précipite pour rattraper son train avant d'être dépassé par un jeune homme qu'il réussit à y monter alors que le véhicule a déjà démarré. L'homme d'affaires reste, désoeuvré, sur le quai.
A bord du "Darjeeling Limited", le jeune homme embarqué in extremis, Peter Whitman, retrouve ses deux frères, Jack, surnommé "le loup solitaire", qui a quitté Paris où il s'est réconcilié avec son ex-fiancée, et Francis, qui a planifié tout ce périple alors qu'il a survécu par miracle à un terrible accident à moto.
 Jack, Francis et Peter Whitman
(Jason Schwartzman, Owen Wilson et Adrien Brody)

Francis a caché à Jack et Peter la finalité du voyage mais réglé toutes ses étapes avec son assistant, Brendan, qui occupe une cabine dans un autre compartiment. Les trois frères traversent l'Inde et sont bouleversés par ses couleurs, ses odeurs, sa population, mais la tension est palpable entre eux.
Francis reproche à Peter de s'être approprié des objets de leur défunt père (ses lunettes de vue qu'il porte malgré les migraines qu'elles lui infligent, son rasoir), Peter est excédé par la maniaquerie de Francis (ils en viendront aux mains, malgré les blessures de ce dernier), et Jack essaie de compenser l'interdiction de fumer que leur a signifié le chef steward du train en séduisant et couchant avec la belle Rita, hôtesse du compartiment (et compagne dudit steward).
Rita
(Amara Karan)

Les disputes et l'indiscipline des trois frères leur valent d'abord d'être consignés dans leur cabine puis expulsés du train. Résolus malgré tout à continuer à pied pour gagner le monastère himalayien où s'est retirée leur mère, Patricia, comme le leur révèle finalement Francis, ils se rappellent alors les circonstances désastreuses dans lesquelles leur père a été enterré - obsèques auxquelles leur mère avait refusées de se rendre justement : ils veulent s'en expliquer avec elle. 
Peter, Francis et Jack

Francis avoue aussi que l'accident dont il porte les séquelles était en fait une tentative de suicide, Peter explique que sa femme, Alice, est enceinte de sept mois et demi, et Jack raconte qu'il revu à Paris son ex.
(Au centre) Patricia Whitman
(Anjelica Huston)

Après un détour par un village où ils ont ramené un garçon qui s'est noyé sous leurs yeux et dont le père a voulu qu'ils soient présent pour ses funérailles, Francis, Peter et Jack atteignent enfin la retraite de leur mère. Elle entend leurs reproches sans chercher leur pardon, mais obtenant qu'ils se réconcilient tous les quatre.
Le lendemain, elle est repartie. Les trois frères peuvent rentrer à leur tour, ressoudés, apaisés.

Si on considère donc le tournage du court métrage Hôtel Chevalier comme une parenthèse, ou un échauffement, en 2005, il s'est donc écoulé quatre ans entre le précédent film de Wes Anderson, La Vie aquatique, et la sortie de A Bord du Darjeeling Limited. Une longue interruption conséquente à l'échec commercial de son quatrième opus et sans doute à la remise en question qu'il a suscité.

Pourtant, le temps n'a pas tant changé ni l'artiste ni son cinéma : son film porte indéniablement sa marque, renoue avec la patine de ses devanciers. On y renoue avec des motifs familiers sur les plans thématique, narratif et esthétique : une histoire de famille, initiatique et en quasi-huis clos. Ici, donc trois frères qui ont perdu leur père et veulent retrouver leur mère, engagés dans un voyage dans un pays étranger brouillant tous leurs repères, se déroulant en grande partie dans le cadre d'un train.

Pourtant, ce long métrage sera fraîchement accueilli par la critique : on lui reprochera d'être moins réussi que le court métrage qui en est le prologue (mais d'autres préféreront le long métrage), de ne pas montrer de manière réaliste l'Inde (ce qui est assez ridicule puisque le cinéma de Anderson n'a vraiment jamais été réaliste), de se complaire dans des tics formels (ce fameux look "maison de poupées-boîte à bijoux" et cet humour pince-sans-rire). En vérité, c'était une forme de procès absurde pointant ce qui constitue le style même de l'auteur, donc ce qui confirme pourquoi on l'apprécie ou pas (un peu comme ceux qui prétendent en s'en plaignant que Woody Allen fait toujours le même film - ce qui est non seulement faux mais n'est pas un argument menant bien loin).

Moi, j'adore ce goût affirmé et assumé pour une élégance un peu désuète, ces compositions maniaques (avec ces plans symétriques), l'exotisme décalé. Wes Anderson a du génie pour transformer les contraintes (qu'il s'impose lui-même quand le budget, somme toute modeste, de ses productions ne les lui dicte pas) en atouts : en somme, il n'est jamais plus à l'aise et inspiré que dans des cadres minutieusement définis, c'est l'identité même de son oeuvre.

Au-delà de l'analyse, j'ai une affection spéciale pour ce Darjeeling Limited parce que je me souviens qu'en sortant de la salle où je l'ai vue, j'avais été séduit par sa musicalité, son rythme. La bande-son du film est remarquable ici et on notera que Anderson ne collabore plus avec Mark Mothersbaugh (Alexandre Desplat composera les partitions de ses futurs films) : il a emprunté des morceaux aux longs métrages de Satyajit Ray et de James Ivory, et y ajouté des chansons pop comme il les aime et si bien les sélectionner. C'est ainsi que je repérai trois titres des Kinks, un de mes groupes favoris, tous issus d'un de leurs meilleurs albums (Lola vs Powerman and the Money-go-round) : This time tomorrow, Strangers et Powerman

(Vous connaissez peut-être ce bon mot des amateurs de pop-music : "Vous êtes plutôt Stones ou Beatles ? - Je préfère les Kinks." Hé bien, quand vous entendez ces trois chansons-là, effectivement, le groupe de Ray Davies devient la véritable alternative aux bandes de Jagger-Richards et Lennon-McCartney.)

La petite musique du film, c'est aussi celle qui renvoie à la dernière fois que Jack (Jason Schwartzman, parfait en néo-Droopy farouche) a vu son ex (il se repasse en boucle une chanson sur son i-phone) ; ce sont les fausses notes des dialogues hypocritement courtois entre Francis (Owen Wilson, impressionnant dans un rôle aux ressemblances troublantes avec sa vraie vie d'alors - quittée par Rachel McAdams, il avait voulu mettre fin à ses jours - et qui ment sur l'origine de ses spectaculaires blessures camouflées par des bandages) et Peter (Adrien Brody, évident nouveau venu dans la galaxie Anderson, qui s'inflige des migraines affreuses en portant les lunettes de son père comme s'il espérait partager sa vision du monde) ; c'est le roulis du train ; la passion fulgurante et clandestine entre Jack et Rita ; le sifflement du serpent que s'achète Peter... Les nouvelles portées écrites par Wes Anderson transcrivent des mélodies douloureuses, maladroites, laborieuses, en espérant aboutir à une harmonie.

La charge symbolique a sans doute dérouté, déplu à certains car le cinéaste la manie plus directement : les épreuves qu'ont subi les trois frères et les douleurs qu'ils trimbalent se lisent clairement sur eux, figurées par des bandages (cachant et soutenant une tête fracassée), des binocles (dissimulant des larmes), des bagages encombrantes (remplis de leur passé). 

Pourtant, c'est quand ils sont jetés du train, livrés à eux-mêmes, forcés d'improviser, confrontés à de nouvelles difficultés, que Peter, Francis et Jack dépassent enfin ce qui les accablent, les opposent. Chacun essaie alors de sauver l'autre - et les autres, même s'ils ne réussiront pas toujours (le passage poignant de la mort de l'enfant). Au bout de l'aventure, ils renonceront, difficilement, mais raisonnablement, aux mots pour se réconcilier entre eux et avec leur mère.

A la manière d'un dérisoire mais salvateur rituel où Jack enterre sous plusieurs petites pierres tout ce qui les affligeait, le film s'achève sur un nouveau départ : courant encore une fois après un train, mais prêts à sacrifier leurs valises pour y monter, comme on abandonne les rancoeurs, les regrets derrière soi, comme on se débarrasse de pansements pour oser enfin exposer ses plaies, comme on est disposé à aimer à nouveau la fille qu'on a quitté, les héros s'engagent au son des Champs-Elysées chanté par Joe Dassin dans le nouvel acte de leur existence.  

Peut-être pas parfait, mais quelle grâce quand même dans ce film : Wes Anderson était lui aussi reparti pour un tour, pleins de merveilles.

mardi 6 décembre 2016

LA VIE AQUATIQUE, de Wes Anderson (2004)


LA VIE AQUATIQUE (The Life Aquatic with Steve Zissou) est un film réalisé par Wes Anderson.
Le scénario est écrit par Wes Anderson et Noah Baumbach. La photographie est signée Robert Yeoman. Les séquences d'animation ont été conçues par Henry Selick. La musique est composée par Mark Mothersbaugh, avec les chansons originales de David Bowie ou adaptées par Seu George.

Dans les rôles principaux, on trouve : Bill Murray (Steve Zissou), Owen Wilson (Ned Plimpton / Kingsley Zissou), Cate Blanchett (Jane Winslett-Richardson), Anjelica Huston (Eleanor Zissou), Jeff Goldblum (Alistair Hennessey), Willem Dafoe (Klaus Daimler), Michael Gambon (Oseary Drakoulias), Seymour Cassel (Esteban Du Plantier), Noah Taylor (Vladimir Wolodarsky), Bud Cort (Bill Ubell), Seu George (Pelé Dos Santos), Robyn Cohen (Anne-Marie Sakowitz).
Steve Zissou
(Bill Murray)

A l'occasion de la présentation de son nouveau film documentaire au festival de Loquasto, l'océanographe Steve Zissou révèle que son meilleur ami, Esteban Du Plantier, a été dévoré lors de leur dernière plongée par un requin-jaguar. Il est désormais résolu à en prouver l'existence mais surtout à le tuer pour venger son mentor - projet qui lui vaut les moqueries de l'assistance et la désapprobation de sa femme, Eleanor, financière des expéditions.
Steve et Eleanor Zissou
(Bill Murray et Anjelica Huston)

Qu'importe : Zissou entraîne l'équipage de son navire, le "Belafonte", dans cette aventure à laquelle se joignent Ned Plimpton, un pilote de ligne, qui se présente à l'océanographe en prétendant être son fils, et un groupe de sept étudiants de l'Université de l'Alaska du Nord.
Steve Zissou et Ned Plimpton
(Bill Murray et Owen Wilson)

Ned, qui vient d'hériter d'une forte somme, gagne sa place à bord en acceptant de payer la traversée. Le reste de l'argent est apporté par des partenaires de l'associé de Zissou, Oseary Drakoulias, contre la présence à bord d'un homme de confiance, Bill Ubell, et d'une journaliste enceinte, Jane Winslett-Richardson, qui écrira un article sur le voyage. 
Ned Plimpton et Klaus Daimler
(Owen Wilson et Willem Dafoe)

Mais rapidement, l'ambiance est tendue : la reporter n'est pas là pour flatter son hôte ; Ned la séduit alors que son père la courtise ; Klaus Daimler, le second de Zissou, est jaloux de Ned ; et le rival de l'océanographe, dont la carrière décline à la suite des échecs commerciaux de ses derniers films, Alistair Hennessey, a entrepris de reconquérir Eleanor. 
Alistair Hennessey et Steve Zissou
(Jeff Goldblum et Bill Murray)

Les péripéties les plus insensés rythment l'expédition : Zissou pille une des bases de Hennessey, sillonne des mers non protégées, affrontent des pirates... Le requin-jaguar est enfin localisé et Ned encourage son père à le filmer plutôt qu'à le tuer. L'animal est effectivement un spécimen magnifique qui éblouira tout le monde mais qui, pour être immortalisé sur la pellicule, aura coûté de douloureux sacrifices à Steve Zissou.
Steve Zissou et Jane Winslett-Richardson
(Bill Murray et Cate Blanchett)

Le commandant Jacques-Yves Cousteau (à la mémoire duquel le film est dédié tout en précisant que "la Fondation Cousteau n'a aucunement été impliquée dans la réalisation de ce film") est comme un fantôme qui hante l'oeuvre de Wes Anderson : il était cité dans Rushmore, son deuxième opus, et sera à nouveau convoqué dans Moonrise Kingdom (2012). Fasciné par le personnage depuis l'adolescence, il était naturel et inévitable que le cinéaste lui consacre un hommage, décalé ça va de soi, et il a pu le faire, en disposant d'un confortable budget (50 M $), avec La Vie aquatique en 2004.

Steve Zissou est le héros inoubliable de ce récit d'aventures farfelu, co-écrit avec Noah Baumbach, et ce nom est aussi inspiré par le photographe Jacques-Henri Lartigue dont Zissou était le surnom. Le personnage doit aussi beaucoup à un autre explorateur, Thor Eyerdahl. Pour en arriver à ce résultat, il faudra pourtant quatre ans d'échanges entre le réalisateur et son co-scénariste, chacun inventant les scènes au fur et à mesure de son côté puis les confrontant, les sélectionnant, les structurant.

Mis en scène après La Famille Tenenbaum (2001), The Life aquatic with Steve Zissou en prolonge les motifs et les thèmes, ceux d'une grande famille (ici incarnée par l'équipage du "Belafonte", dont le nom lui doit tout au chanteur Harry Belafonte) dysfonctionnelle mais qui apprend à se connaître et se transcender dans les épreuves. En y ajoutant la rencontre d'un fils avec le père qu'il n'a connu que de réputation, la mort d'un mentor, le souvenir d'un illustre modèle (Lord Mandrake, dont la photo est un portrait de Jacques-Henri Lartigue justement), la grossesse d'une journaliste embarquée dans l'aventure vengeresse contre le légendaire requin-jaguar (avec donc pour finalité la naissance d'un enfant, lui aussi conçu dans la clandestinité - le père étant le rédacteur en chef déjà marié de la reporter -  mais aussi la mort de l'animal mythique), tout ici souligne les obsessions fondatrices du cinéma de Anderson.

Cette notion de succession, d'héritage se prolonge dans le casting même puisque Bill Murray (encore une fois impérial) prend la place de Gene Hackman dans le rôle du chef de clan indigne, Owen Wilson (parfait comme d'habitude dans cet univers) joue un jeune homme désireux d'être reconnu par un père idéalisé, Anjelica Huston reprend sa place de mère détachée mais vraie clé de voûte de toute cette bande ("the spirit of team Zissou"). Cela aurait pu aller encore plus loin si Gwyneth Paltrow n'avait pas décliné le rôle tenu finalement par Cate Blanchett (un peu gauche dans ce délire).

L'incontrôlable et immature Zissou révèle ses failles tout au long de ce qu'il finit par accepter comme son dernier voyage : sa quête folle contre le requin-jaguar évoque celle du capitaine Achab dans Moby Dick de Herman Melville, sa volonté de tuer cet animal à la dynamite et son ignorance souvent remarquée de vrais noms des poissons ou sa manie de tout faire filmer (souvent en manipulant ostensiblement les faits) trahit un caractère plus attiré par la notoriété et l'appel du large que par une réelle volonté d'instruire les foules, et ses amours sont toutes de cuisants échecs.  

Pourtant, malgré ce portrait pathétique, le film échappe à a morosité grâce à l'accumulation de trouvailles amusantes, parfois franchement hilarantes (pour qui aime, en tout cas, l'humour pince-sans-rire), et de détails fétichistes (comme le lycée Rushmore ou le manoir Tenenbaum, le navire "Belafonte" est une maison de poupées qui échappe au réalisme - il est d'ailleurs détaillé à deux reprises par des plans en coupe, d'abord lors d'une présentation par Zissou, ensuite lors d'un extraordinaire plan-séquence durant une dispute entre Steve et Ned depuis la cabine de Jane jusqu'au pont en passant par divers pièces intermédiaires).

L'autre décor marquant est l'île Pescecado, qui sert de base à la team Zissou, où, de façon troublante, les occupants s'y marchent plus sur les pieds que dans les traverses du bateau, où les tensions y sont plus vives : comment en serait-il autrement puisqu'en étant là, on n'est pas en mer, en action, en mouvement, tout entier consacré à l'expédition ? Se poser, se faire face, dialoguer contrevient à des explorateurs qui fuient en réalité davantage le quotidien et les responsabilités qu'ils ne négocient avec l'intimité, l'introspection, l'avenir. Une île est en fait trop petite pour un ego surdimensionné comme celui de Zissou, être sur la terre ferme (même à l'écart d'un continent), c'est devoir composer avec les devoirs (l'argent, le couple, la famille...), alors que partir en mer c'est y échapper, même ruiné et ridiculisé. L'arrogance de ce leader contredit son incompétence manifeste et celle de ses hommes et la décrépitude de son équipement, mais le contraste entre le panache dérisoire des personnages et les illusions dont ils se bercent fournissent justement les gags de l'histoire, gags qui gagnent en démesure au fur et à mesure que les avanies se multiplient.

Anderson s'est aussi amusé à pasticher génialement l'aspect suranné des documentaires de Cousteau . Pour ces séquences-là, le cinéaste a sollicité l'aide de Henry Selick, qui avait réalisé L'Etrange Noël de Mr Jack (1993, écrit et produit par Tim Burton), utilisant la technique stop-motion (de l'animation de maquettes et modelages miniatures image par image) : le résultat est superbe et contribue à insuffler une poésie touchante dans cette fantaisie délirante (à l'instar de ce passage mémorable où Zissou chasse, à lui seul, une horde de pirates de son navire, leur réglant définitivement leur compte plus tard sur une des îles Ping à coup de dynamite !).

Les seconds rôles sont savoureux et rendent la distribution éblouissante (Anderson, comme Woody Allen, a le privilège de séduire les plus grands acteurs désireux de s'offrir une escapade loin des productions plus formatées) : ainsi retiendra-t-on le numéro très marrant de Willem Dafoe en second jaloux ("Tu es dans l'équipe B, mais tu es le leader de l'équipe B. Ignores-tu que moi et Esteban t'avons toujours considéré comme notre petit frère ?" le réconforte Zissou), la prestation jubilatoire de Jeff Goldblum en rival "à moitié homosexuel" ("comme nous tous", dixit Zissou), ou la présence du chanteur brésilien Seu George qui a adapté plusieurs chansons de David Bowie en mode bossa-nova (étonnant mais très beau).

Certes, c'est assez inhabituel pour être noté, La Vie aquatique pâtit de quelques chutes de rythme (c'est aussi le film le plus long de Anderson : presque 120'), mais c'est une merveille d'extravagance et de non-sens, avec une émotion inattendue, contenue et poignante au final : cela suffit pour le distinguer et en faire un des opus les plus attachants de son auteur. 

lundi 5 décembre 2016

LA FAMILLE TENENBAUM, de Wes Anderson (2002)


LA FAMILLE TENENBAUM (The Royal Tenenbaums) est un film réalisé par Wes Anderson.
Le scénario est écrit par Wes Anderson et Owen Wilson. La photographie est signée Robert Yeoman. La musique est composée par Mark Mothersbaugh.

Dans les rôles principaux, on trouve :

Royal et Etheline Tenenbaum
(Gene Hackman et Anjelica Huston)

Royal et Etheline Tenenbaum ont élevé trois enfants, génies précoces : Chas était un as de la finance, Richie un champion de tennis, et Margot - adoptée - une dramaturge. 
Chas, Margot et Richie Tenenbaum enfants
(Aram Aslanian-Persico, Irene Gorovaia et Amedeo Turturro)

Mais la jeunesse de cette progéniture exceptionnelle a été brisée par le départ du foyer de leur père. Margot s'est mise à fuguer très tôt, multipliant les aventures sentimentales et sexuelles (et perdant un doigt dans des circonstances mystérieuses) au cours de nombreux voyages, délaissant l'écriture pour sombrer dans la morosité. Elle est désormais en couple avec son psychanalyste, Raleigh St. Clair, impuissant à la soulager de ses névroses.
Raleigh St. Clair
(Bill Murray)

Richie, en découvrant l'union de Margot, dont il était secrètement amoureux, avec Raleigh, a sabordé sa carrière de tennisman et parcouru le monde sans surmonter cette épreuve. Enfin, Chas, qui en a toujours le plus voulu à son père de les avoir abandonnés, élève seul ses deux fils, Ari et Uzi, depuis la mort de sa femme dans un crash aérien, et il est devenu phobique à l'excès, craignant en permanence une nouvelle catastrophe, tout en gérant ses placements financiers et en conseillant des clients au téléphone.
Ritchie, Chas et Margot adultes
(Luke Wilson, Ben Stiller et Gwyneth Paltrow)

Etheline, après avoir repoussé plusieurs soupirants et après dix-huit ans d'abstinence sexuelle, répond favorablement à la demande en mariage de son comptable, le timide Henry Sherman, tout en effectuant des fouilles archéologiques dans New York.
Henry Sherman
(Danny Glover)

Témoin de la vie tourmentée des Tenenbaum (et amant occasionnel de Margot), leur jeune voisin, le romancier à succès, Eli Cash, qui a toujours rêvé appartenir à cette étrange tribu, dissimule le désarroi consécutif au flop de son dernier opus en abusant de mescaline.
Eli Cash
(Owen Wilson)

C'est dans cette période troublée que resurgit Royal : mis à la porte de l'hôtel Lindbergh où il avait posé ses valises et fauché, il prétend être à l'article de la mort pour être hébergé par Etheline, ruiner son mariage avec Henry et se réconcilier avec ses enfants...

Il est, tout compte fait, simple de constater la progression d'un artiste, quel que soit son domaine d'expression : s'il place la barre toujours plus haut à chacune de ses oeuvres et non seulement réussit à atteindre ce but mais à dépasser les attentes que le public plaçait en lui, alors son évolution est effectivement ascendante. Si le soufflet retombe, cela ne le condamne pas à une sorte de deuxième division artistique mais rend plus prudent à son sujet.

La Famille Tenenbaum prouva, après le coup de maître que fut Rushmore, qu'il faudrait désormais compter avec Wes Anderson.

Pourtant, et c'est une piqûre de rappel instructive, quand on se replonge dans les critiques françaises de l'époque, l'accueil ne fut pas tendre pour le troisième effort du cinéaste, attaqué par une partie de la presse même qu'on lui penserait acquise ("Les Inrocks", "Télérama"). J'avoue avoir été quelque peu sidéré par la tiédeur ou la sévérité des journalistes, prompts à dézinguer un réalisateur prometteur mais dont le cinéma était alors taxé d'artificialité.

Mais justement, l'artificialité est au coeur du dispositif de Anderson qui est moins un narrateur qu'un conteur : dès le prologue (magnifiquement accompagné musicalement par une reprise de Hey Jude - l'original devait être utilisé mais n'a pu être obtenu par la production car les négociations avec les Beatles furent avortées suite au décès de George Harrison), l'histoire est présentée comme celle d'un livre, raconté par la voix d'Alec Baldwin, et découpée ensuite en chapitres (la succession des épisodes est même encore plus remarquable lors de l'affichage de ces "cartons" où, en haut à droite de l'image, on peut repérer le numéro des pages). Enfin, les personnages de Margot Tenenbaum et Eli Cash sont tous deux des auteurs de fiction (et, adultes, victimes d'une panne d'inspiration), Royal le père est aussi un bonimenteur de première. Tout est donc fait pour confirmer que ne nous sera livrée qu'une version partielle, partiale et romancée des événements.

Les personnages de Anderson, a fortiori quand il les écrits avec Owen Wilson (à la fois son co-auteur et acteur fétiche), sont tous des enfants dans des corps d'adultes (pour trouver des adultes dans des corps d'enfants, il faudra attendre Moonrise Kingdom, 2012) : les rejetons Tenenbaum sont, de ce point de vue, les créatures les plus emblématiques de son oeuvre, avec une immaturité à la fois fantaisiste et tragique.

Avec son ample distribution, où on retrouve Bill Murray (toujours incomparable en mode Droopy), et où s'intègrent la trop rare Anjelica Huston (qui retrouvera Anderson dans ses deux films suivants, La Vie aquatique et A Bord du Darjeeling limited - où est-elle passée depuis ?), mais aussi Danny Glover (épatant en soupirant timide), on pouvait aussi craindre que le cinéaste ne parvienne pas à donner corps à tous ses personnages ou ne soit tétanisé par la direction d'acteurs prestigieux. Il n'en est rien : il a même accompli le tour de force de n'en négliger aucun et d'obtenir de certains parmi leurs meilleures interprétations.

Ben Stiller est ainsi impressionnant dans un registre plus dramatique, composant un fiston rancunier et parano, dont le survêtement rouge semble illustrer sa colère (colère qu'il veut transmettre à ses deux fils) et les liens du sang (trahis par l'abandon du père). Gwyneth Paltrow est également sublime dans la peau de Margot, confirmant en fait qu'elle n'est jamais meilleure que dans des rôles de fille perdue (au sens propre et figuré - voir le flash-back retraçant ses errances géographiques et amoureuses, moment à la fois drôle et pathétique montée comme une succession de vignettes plus éloquentes que chez n'importe quel autre réalisateur). Sa romance, à la limite de l'inceste, avec Eli Cash (Owen Wilson, dont les propres démons nourrissent le personnage et allaient même inspirer celui qu'il incarne dans A Bord du Darjeeling limited) et plus encore avec Richie (Luke Wilson, un autre habitué de chez Anderson, comédien méconnu et sous-estimé, fabuleux ici en simili-Björn Borg suicidaire - la scène même où tente de mettre fin à ses jours est incroyable), donne d'ailleurs le vrai la du film.

Car, sous ses allures de comédie sur la famille, et ses obsessions visuelles déployées avec la même virtuosité, The Royal Tenenbaums est une saga intimiste tragique, souvent poignante, imprégnée d'une profonde mélancolie. Il faut toute l'élégance et la pudeur d'un script au rythme impeccable et aux ambiances inspirées (la photo presque sépia de Robert Yeoman est extraordinaire, la bande-son fait défiler des chansons au lyrisme fragile par une flopée de très grands songwriters) pour ne pas sombrer dans un morbide facile et complaisant.

La présence d'un autre comédien de génie (et lui aussi, depuis, tristement absent des écrans), Gene Hackman, emporte ce conte atypique dans une direction jubilatoire lorsque le patriarche de ce clan décomposé, malade, réapparaît en inventant une filouterie à la fois grotesque et misérable - se prétendre mourant pour avoir un toit, et, accessoirement se rabibocher avec ses enfants, tout en s'employant à faire échouer le re-mariage de sa femme. Tout en séduction matoise, Hackman est simplement prodigieux dans ce rôle d'enfoiré qu'on n'arrive pourtant pas à détester. Il accomplit non seulement un numéro d'acteur jouissif mais met aussi en valeur tous ces partenaires : du grand art.    

L'esthétique de Anderson, c'était déjà évident dans Rushmore, n'est pas qu'une maniaquerie illustrative, comme le lui reprochent ses détracteurs, c'est une écriture supplémentaire à celle du script, une façon de raconter visuellement les personnages, leur enfermement psychologique, leurs manies. Il dirige ainsi ces interprètes comme il habille des poupées mais sans non plus en faire des marionnettes : leur talent est de donner vie à ce qui, sans cela, ne serait qu'un théâtre effectivement superficiel. Ainsi, Gwyneth Paltrow avec son manteau de fourrure et ses yeux charbonneux ; Luke Wilson et son masque fait d'une barbe épaisse, de lunettes noires et d'un bandeau de tennis ; Ben Stiller et son survêt' écarlate ; Owen Wilson avec son accoutrement de cowboy sont toujours comme les enfants prodiges exhibés jadis, tandis que l'apparence des adultes ne cachent plus rien de leur véritable nature (Royal sera vite démasqué, l'aspect apprêté de Henry trahit son côté vieux jeu, Etheline ne prêt plus guère d'attention à son allure puisqu'elle ne veut plus séduire) .

Le film est ainsi traversé de moments gracieux, à la fois comiques (Royal entraînant ses petits-fils dans les 400 coups), romantiques (Margot s'approchant de Richie émerveillé), touchants (Chas admettant in fine l'amour de son père). C'est ce subtil équilibre entre optimisme et mélancolie qui prouve toute la maîtrise de Wes Anderson.