L'HOMME IRRATIONNEL (Irrational Man) est le 46ème film écrit et réalisé par Woody Allen.
La photographie est signée Darius Khondji.
Dans les rôles principaux, on trouve : Joaquin Phoenix (Abe Lucas), Emma Stone (Jill Pollard), Parker Posey (Rita Richards), Jamie Blackley (Roy).
Abe Lucas
(Joaquin Phoenix)
Abe Lucas est un professeur de philosophie d'une quarantaine d'années. En pleine crise existentielle, il se complaît dans une déprime alcoolisée mais accepte l'invitation du campus de Braylin de donner des cours durant la session estivale.
Jill Pollard
(Emma Stone)
La réputation de Lucas, dont la rumeur lui prête des liaisons avec des étudiantes et des méthodes d'enseignement aussi originales que discutées, le précède. Mais deux femmes en particulier ne s'en effraient pas : l'une d'elles est Jill Pollard, brillante élève de son cours.
Abe Lucas et Rita Richards
(Joaquin Phoenix et Parker Posey)
L'autre est Rita Richards, professeur de biologie, dont le couple bat de l'aile, et dont les infidélités sont notoirement connues.
Toutes deux ne tardent pas se rapprocher de Abe, qui finit par céder aux avances de sa collègue. Mais il se révèle impuissant, incapable de satisfaire une femme depuis un an parce qu'il est traumatisé par la mort d'un de ses amis en Irak et qu'il n'arrive plus à écrire son nouveau livre (sur Heiddeger et le fascisme).
Abe Lucas et Jill Pollard
(Joaquin Phoenix et Emma Stone)
Le hasard va pourtant bouleverser l'existence de Abe qui, alors qu'il déjeune avec Jill, surprend avec elle une discussion à la table voisine de la leur. Une mère de famille y confie à ses amis qu'elle est sur le point de perdre la garde de ses enfants au profit de son mari, dont l'avocat est visiblement de mèche avec le juge chargé de prononcer leur divorce.
Cette histoire poignante et injuste va inspirer à Abe un plan délirant bâti sur l'idée d'un "meurtre altruiste".
Jill Pollard et Roy
(Emma Stone et Jamie Blackley)
Les jours suivants, Abe revit littéralement, arrêtant de boire et de déprimer. Il recouche avec Rita et s'abandonne dans les bras de Jill. Le fiancé de cette dernière, Roy, devine vite la situation et finit par rompre.
Rita Richards et Jill Pollard
(Parker Posey et Emma Stone)
Mais quand le juge Spangler, celui-là même qu'incriminait la mère de famille dont Abe et Jill avaient entendu les confessions au restaurant, est retrouvé mort, l'affaire agite les médias et la communauté de Braylin. Rita puis Jill se mettent à suspecter Abe de ce meurtre et leurs relations avec leur amant va en être progressivement et profondément affectées, surtout quand l'étudiante décide de connaître la vérité...
Pour son 46ème film, Woody Allen revient en très grande forme, après le déjà excellent Magic in the Moonlight. La régularité avec laquelle le cinéaste new yorkais enchaîne les productions ne cesse d'impressionner.
Si on devait rapprocher L'Homme irrationnel de ses précédents et récents opus, il faudrait citer Le Rêve de Cassandre (2007) et Match Point (2005). En remontant plus loin en arrière, la référence la plus évidente serait Crimes et délits (1989). Ce qui relie tous ces titres concerne une réflexion acide sur la moralité et l'impunité du crime.
Il n'y a pas de hasard à voir Woody Allen citer abondamment des philosophes (en particulier les existentialistes, comme Jean-Paul Sartre, avec sa célèbre sentence : "L'enfer, c'est les autres") mais aussi Friedrich Nietzsche (et son ouvrage, Vérité et mensonge au sens extramoral) dans un opus dont le héros est justement professeur de philosophie. Mais la littérature est également convoquée via Crime et châtiment de Fiodor Dostoïevski. Toutefois, ces grands textes sont avant tout un moyen de contextualiser l'histoire et identifier les personnages, et non des instruments visant à transformer le film en un véhicule trop sérieusement référencé.
Le cinéaste interroge le thème du surhomme qui, en projetant de commettre un acte ignoble (en l'occurrence un meurtre), prétend faire le bien : c'est le point de bascule du scénario de Allen où Abe Lucas, décrit jusque là comme un individu pathétique, bedonnant, alcoolisé et désabusé, trouve une nouvelle raison de vivre en s'imaginant rétablir la justice dans un geste qu'il estime altruiste. Le propos est ambitieux mais le film l'exploite avec une épatante fluidité et un humour noir jubilatoire.
Le plaisir qu'on prend à suivre ce récit provient en grande partie au fait que Woody Allen en traite tous les aspects avec un dosage parfait entre une grande densité (tous les aspects du problème sont développés dans un film par ailleurs concis - il dure 95') et une malice jouissive (le rôle d'une a priori inoffensive lampe de poche gagnée lors d'une fête foraine décidera du sort du héros). Cette balance entre la comédie de moeurs et le questionnement plus grave produit des étincelles dans une oeuvre équilibrée et pleine.
La réalisation, chez Allen, ne passe pas par des effets voyants : peu ou pas de mouvements de caméra, mais plutôt une recherche du cadre juste, de la distance idéale avec les personnages, la composition des images (où les gros plans sont rares). Dans plusieurs de ses oeuvres récentes, on retrouve, comme ici, néanmoins un rapport aux corps plus palpable, avec le recours à des interprètes choisis pour leur capacité à composer non plus des doubles du cinéaste ou de ses muses emblématiques que des individus tourmentés entre leurs désirs sensuels et leurs interactions intellectuelles. Cette évolution est devenue sensible depuis que Allen a réalisé trois films avec Scarlett Johansson, qui a érotisé/sexualisé notablement son cinéma.
Si l'on pousse l'analyse plus loin, en évoquant la propre vie privée du réalisateur, il devient aussi troublant que ses films en sont devenus une sorte de reflet : encore une fois, il met en scène un homme face à une femme moins âgée que lui (ici Abe et Jill), auquel s'ajoute des seconds rôles intermédiaires (Rita et Roy). Cet homme mûr est déstabilisé par la jeunesse de celle qu'il finit par aimer, et qui causera, d'une manière plus ou moins radicale, sa chute (parfois au sens littéral, parfois plus symboliquement). Si cela confirme le féminisme du cinéaste, qui a toujours soigné ses héroïnes, on peut se demander dans quelle mesure cela parle de son propre couple actuel (avec une compagne beaucoup plus jeune) et de sa conception de la vie conjugale.
Comme dans son précédent film, la photographie est somptueuse et Darius Khondji fait une fois de plus des merveilles, donnant à l'image une lumière solaire qui apparaît comme un contrepoint élégant au cynisme du propos. Situé en plein coeur de l'été dans le cadre d'un campus chic, le récit possède ainsi une séduction que rend d'autant plus trouble une intrigue empoisonnée.
Quant à l'interprétation, elle est à nouveau de premier ordre, portée par des acteurs au sommet de leur art.
Joaquin Phoenix joue pour la première fois dans un film du réalisateur new yorkais et s'y coule comme un familier de son oeuvre : lesté de quelques bons kilos, il impose une présence impressionnante, cabotinant d'abord en professeur aussi pédant que pesant avant de nuancer sa composition de telle manière que le spectateur le trouve successivement irritant, affligeant, sympathique et ignoble. Avec sa gueule cassée et mélancolique, il est inoubliable.
Emma Stone retrouve pour la deuxième fois d'affilée Allen dans un emploi différent de celui qu'elle tenait dans Magic in the moonlight (une manipulatrice irrésistible) mais pour une figure radieuse. La séduction de la comédienne sublime tout le récit qu'elle traverse avec une grâce incomparable : conquis, le cinéaste a prédit qu'elle deviendra la plus grande vedette du cinéma américain dans le futur, et la finesse de son jeu ajoutée à son charme naturel semble effectivement lui ouvrir une voie royale.
Leur ronde amoureuse est un spectacle surprenant et nul autre que Woody Allen ne peut filmer la cristallisation des sentiments avec autant de drôlerie avant de précipiter les amants dans un engrenage aussi dramatique.
Parker Posey, qui fut dans les années 90 l'égérie du cinéma indépendant Outre-Atlantique, effectue un come-back inattendu dans un rôle qui paraît avoir été écrit sur mesure pour elle, dans sa nouvelle maturité d'actrice et de femme. Elle est extraordinaire en enseignante dont les désirs, à l'instar de tous les personnages de l'histoire, dominent la raison.
Enfin, Jamie Blackley incarne avec sobriété le rôle ingrat de Roy, le petit ami délaissé et jaloux, se plaignant de voir sa fiancée obnubilé par son rival alors même qu'il est le premier à lui en parler (un paradoxe typiquement "Allenien" et toujours aussi marrant).
Accompagné par une bande-son où Jean-Sébastien Bach côtoie l'entêtant The in-crowd du Ramsey Lewis trio (un morceau de jazz plus moderne que d'habitude chez le cinéaste), Irrational Man est une nouvelle pépite dans la collection de gemmes de la filmographie de Woody Allen - c'est même assurément un de ses chefs d'oeuvre, égalant en maîtrise et en perversité humoristique et morale ses meilleurs opus.
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