dimanche 30 octobre 2016

LA DERNIERE SEANCE, de Peter Bogdanovich (1971)


LA DERNIERE SEANCE (The Last Picture Show) est un film réalisé par Peter Bogdanovich.
Le scénario est écrit par Peter Bogdanovich et Larry McMurtry, d'après le roman de ce dernier. La photographie est signée Robert Surtees. La musique est composée de chansons des années 1950 (Eddie Arnold, Hank Williams, Tony Bennett, Frankie Laine, Johnny Ray, Hay Starr).


Dans les rôles principaux, on trouve : Timothy Bottoms (Sonny Crawford), Jeff Bridges (Duane Moore), Cybill Sheperd (Jacy Farrow), Ben Johnson (Sam Le Lion), Cloris Leachman (Ruth Popper), Ellen Burstyn (Lois Farrow), Sam Bottoms (Billy).

1951. Anarene, Texas. L'ennui écrase ce patelin perdu où les seuls endroits pour se distraire sont le bistrot-billard, le cinéma "Royal" et le diner, tenus par Sam Le Lion, dans la rue principale.
 Duane Moore, Jacy Farrow et Sonny Crawford
(Jeff Bridges, Cybill Sheperd et Timothy Bottoms)

Dans leur dernière année d'études secondaires, c'est là que se croisent trois amis : il y a Sonny Crawford, timide et mélancolique ; Duane Moore, son meilleur ami extraverti ; et Jacy Farrow, jeune fille de bonne famille et petite amie de Duane. Comme tous les gens de leur âge, ils sont mal vus par la précédente génération qui les considèrent comme des oisifs, se fréquentant alors qu'ils sont issus de milieux sociaux différents, et (pour les deux garçons) incapables de faire gagner l'équipe de football locale.  
Ruth Popper et Sonny Crawford
(Cloris Leachman et Timothy Bottoms)

Sonny, secrètement épris de Jacy, entame une liaison avec Ruth Popper, la femme de son professeur de sport, qui se sent seule. Duane est jaloux parce que Jacy fréquente d'autres garçons de la bourgeoisie locale avec lesquels elle risque de le tromper pour perdre sa virginité.
Jacy Farrow et Duane Moore
(Cybill Sheperd et Jeff Bridges)

Pour s'amuser, un week-end, Sonny et Duane décident de partir en ballade au Mexique sur un coup de tête. Sam Le Lion leur file quelques dollars et leur conseille d'être prudents quand même.
Sam Le Lion
(Ben Johnson)

Mais à leur retour, les deux garçons apprennent, sidérés, que Sam Le Lion est mort subitement, fauché par une crise cardiaque dans son bar. 
Jacy et Lois Farrow
(Cybill Sheperd et Ellen Burstyn)

Cette disparition précipite la fin de l'âge de l'innocence. Duane est incapable de faire l'amour avec Jacy quand, enfin, elle se donne à lui, et il part chercher du travail à Odessa - il finira par s'engager dans l'armée pour aller combattre en Corée. 
Sonny et Jacy

Sonny délaisse Ruth en cédant aux avances de Jacy - elle le convainc de l'épouser avant que ses parents ne la récupèrent et fassent annuler leur union prononcée en Oklahoma. Puis Billy, un adolescent simple d'esprit, qui suivait Duane et Sonny partout, meurt accidentellement, renversé par la camionnette d'un fermier.  
Duane et Sonny

Dévasté de chagrin, Sonny tente de mettre fin à ses jours mais se ravise et va frapper à la porte de Ruth. Il s'excuse de l'avoir abandonnée et, après avoir exprimé sa colère, elle accepte de le pardonner, lui jurant d'être toujours pour lui. 
A Anarene, une dernière projection est donnée au "Royal". 1972 approche et avec cette nouvelle année, une époque se termine pour ce patelin et ses habitants.

En 1971, soit trois ans après son début de carrière, Peter Bogdanovich tournait son chef d'oeuvre avec La Dernière Séance, qui remporta deux Oscar (pour Cloris Leachman dans le second rôle de Ruth Popper et Ben Johnson dans celui de Sam Le Lion, dans la même catégorie - une maigre récolte pour un tel film). Aujourd'hui, le long métrage fait partie du top 100 des films américains de l’American Film Institute et a été désigné pour être l’un des films préservés par la Bibliothèque du Congrès des États-Unis.

Ce qui épate, c'est la maturité du résultat : le réalisateur a su assumer ses influences tout en produisant un film personnel. L'histoire n'a pas vraiment d'intrigue, c'est une chronique composée d'épisodes, qui va d'un personnage à un autre, avec en son centre le trio Sonny-Duane-Jacy et en son coeur la figure de Sam Le Lion. Les héros que met en scène Bogdanovich sont jeunes et (encore) innocents mais sans avenir, saisis dans un somptueux noir et blanc (signé du chef opérateur mythique Robert Surtees, à qui on doit l'image aussi bien de Ben-Hur que du Lauréat) - en réaction à la couleur et aux prises de vue sophistiquées désormais possibles dans les années 1970. Cette esthétique, austère, permet aussitôt au spectateur d'être transporté en 1951 dans ce bled perdu du Texas, ce no man's land balayé par le vent, dominé par un ciel laiteux. 

La reconstitution est minimale mais saisissante, l'ambiance de ce quotidien morne est traduite par de longs plans simples mais admirablement composés, avec une lumière tantôt douce, ouatée, tantôt crue, dure, où le noir profond le dispute à la clarté.

Mais plus que l’ennui, c’est une atmosphère crépusculaire qui baigne le film, un curieux pressentiment de deuil, de fin d'une époque. Comme Anarene est un village, tout s'y sait, aucune intimité n'est possible et chacun compose avec ça - parfois en s'en arrangeant, en voulant en profiter (comme la belle Jacy qui veut perdre sa virginité mais pas la face avec Duane, charmeur un peu vantard mais rustre) ; parfois en s'échinant à se cacher (comme Sonny qui réconforte puis s'attache à Ruth, l'épouse délaissée de son professeur de sport, dont il devient à la fois le fils de substitution et l'amant ). 

Dans cette communauté, la figure de Sam Le Lion (dont on apprendra l'origine de ce flamboyant surnom par la mère de Jacy, dont il fut le premier amour à l'âge qu'a sa fille aujourd'hui - laissant au spectateur la possibilité d'imaginer que Jacy est le fruit de leur passion) domine tout le monde par son intégrité morale et son humanité digne (comme en témoigne la scène où il réprimande la bande Sonny et Duane qui a stupidement humilié Billy le simple d'esprit en voulant le dépuceler avec une prostituée mexicaine). Ce personnage est d'un autre temps et évoque l'Ouest sauvage, une époque révolue, vieux cowboy solitaire : comme il se doit, c'est un acteur emblématique du genre qui l'incarne - l'immense Ben Johnson (La Charge héroïque, L'Homme des vallées perdues, La Horde sauvage).

C'est lui qui programme des classiques dans son cinéma, le seul endroit où on peut oublier l'extérieur : on projette au "Royal" (qui était aussi le nom d'un des deux cinémas dans la ville où j'habite autrefois...) Le Père de la mariée de Vincente Minnelli ou, lors de la fameuse toute dernière séance, La Rivière rouge de Howard Hawks, des longs métrages montrant une vie plus gaie et des espaces différents que ceux d'Anarene. Il est le seul à observer les errances de ces jeunes et à tenter de les recadrer, sans paternalisme, mais en essayant de leur enseigner subtilement des valeurs simples (la solidarité, la dignité, le respect, l'humilité). 

Malgré la sagesse de cet ancien, Sonny (Timothy Bottoms, inoubliable) couche avec l'épouse (Cloris Leachman, frémissante) d'un de ses profs, qui a l'âge d'être sa mère et dont le mal de vivre est incurable. Duane (Jeff Bridges, formidable) est impuissant (d'abord au sens figuré puis au sens propre) face à Jacy (Cybill Sheperd, dans son premier rôle, renversante), en quête de sensations fortes auprès de jeunes hommes aisés ou plus mûrs et expérimentés qui feraient d'être une vraie femme alors même qu'elle ne fait qu'être manipulée par les uns comme les autres, répétant les erreurs de sa mère pour qui l'indépendance passe par l'ascendance qu'elle peut avoir sur son mari.

La chair est représentée sans sensualité dans le film, le corps pas plus que les âmes en peine de ces jeunes gens ne sont prêts au plaisir et à la jouissance. La première fois que Sonny couche avec Ruth, le grincement des ressorts du sommier a quelque chose de pathétique. Lorsque Jacy se donne enfin à Duane dans une chambre d'hôtel (après s'être laissée peloter dans sa voiture), il n'est pas capable d'avoir une érection, à la fois intimidé de posséder ce qu'il a toujours désiré et traumatisé par la mort récente de Sam Le Lion. Jacy, auparavant, se sera livrée à un strip-tease maladroit et désolant pour gagner le droit d'intégrer un cercle de jeunes gens huppés et prétendant être cools en prenant du bon temps nus dans une piscine privée. Ils se livrent dans ces moments d'intimité, mais sans sentiment, pour avoir l'illusion de mener une existence normale, suivre des rituels initiatiques.

L'aspect contemplatif, le rythme languide du film pourront ennuyer les moins patients, mais le sensibilité avec laquelle Bogdanovich excelle à capter la pesanteur de ces destins vaut le coup qu'on s'accroche et vous pénètre de manière bouleversante. Au son de  vieilles rengaines des 50's, cette ballade douce-amère, souvent cruelle, raconte magnifiquement la fin d'un cycle. La nostalgie du cinéaste vous serre la gorge car il réussit à communiquer sa peine devant la disparition d'un certain cinéma en vérité (celui des grands réalisateurs classiques, s'étant illustrés dans le western) contre les auteurs du New Hollywood (avec un style plus urbain, moins romanesque), dont il fait historiquement partie sans partager leur modernité. 

Le dénouement n'a rien de spectaculaire mais diffuse une émotion mémorable : sur l'écran du "Royal", on voit John Wayne rassembler son troupeau dans le Montana et ses cowboys enthousiastes prêts à le suivre - le contraste entre la joie de ces cavaliers et la tristesse des rares derniers spectateurs est bouleversant. C'est triste mais bon sang, qu'est-ce que c'est beau !

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