mardi 11 octobre 2016

MANHATTAN, de Woody Allen (1979)


MANHATTAN est le neuvième film réalisé par Woody Allen.
Le scénario est écrit par Woody Allen et Marshall Brickman. La photographie est signée Gordon Willis. La musique est composée par George Gershwin.


Dans les rôles principaux, on trouve : Woody Allen (Isaac Davis), Mariel Hemingway (Tracy), Deane Keaton (Mary Wilkie), Michael Murphy (Yale), Meryl Streep (Jill).
 Isaac Davis et Tracy
(Woody Allen et Mariel Hemigway)

Isaac Davis, la quarantaine, vit une romance avec la jeune Tracy, 17 ans, étudiante brillante. Conscient que cette relation est sans avenir, parce qu'il est aussi vieux que le père de la jeune fille, il cherche avec rompre avec elle sans la blesser.
Mais ce n'est là qu'un de ses nombreux soucis...
Isaac et Jill
(Woody Allen et Meryl Streep)

Séparée de sa deuxième épouse, Jill, qui vit désormais avec une femme, Isaac apprend, sidéré, qu'elle a écrit un livre sur leur mariage dans lequel elle expose tous leurs différends, y compris les plus intimes. Pire : elle en a vendu les droits pour une adaptation cinématographique !  
"Chapitre Un. Il était dur et romantique comme cette ville qu'il aimait."

Professionnellement aussi, Isaac ne sait plus trop où il en est - ou plutôt il sait qu'il ne supporte plus sa situation : lassé et frustré d'écrire des gags pour la télévision, il ambitionne d'écrire le grand roman sur Manhattan, cette ville dont il aimerait saisir l'atmosphère, pour laquelle il voudrait écrire une déclaration d'amour. Mais il ne réussit pas à dépasser la rédaction du chapitre Un, jamais satisfait de son texte. 
Yale, Mary Wilkie, Isaac Davis et Tracy
(Michael Murphy, Diane Keaton, Woody Allen et Mariel Hemingway)

Sur un coup de tête, Isaac plaque tout - même si, sans travail, il sait qu'il devra abandonner rapidement son bel appartement et donner moins d'argent à ses parents. Au même moment, son ami Yale, un enseignant, lui révèle tromper sa femme avec une intellectuelle, Mary Wilkie, à laquelle il veut la présenter pour savoir ce qu'il en pense. 
Mary et Isaac

Au début, Isaac ne cache pas le mépris que lui inspire Mary qu'il considère comme une femme snob et insouciante. Mais ensuite, il comprend progressivement qu'il est attiré par son charme et que ses sentiments sont partagés : elle quitte Yale pour s'installer avec Isaac. 
"Qu'est ce qui fait que la vie mérite d'être vécue ?
C'est une très bonne question."


Ayant, entretemps, rompu avec Tracy, Isaac apprend que Yale a demandé le divorce et qu'il a demandé à Mary de partager sa vie. Elle accepte. A nouveau seul, Isaac réfléchit à ce qui compte pour lui : Tracy s'impose dans ses pensées et il décide de la rejoindre alors qu'elle s'apprête à prendre l'avion pour poursuivre ses études à Londres. Saura-t-il la convaincre de rester à New York ?

Quand il entreprend la réalisation de Manhattan, cela fait treize ans que Woody Allen cherche à s'imposer comme cinéaste : il s'est surtout fait remarquer pour ses comédies burlesques (Lily la tigresse, 1966 ; Prends l'oseille et tire-toi !, 1969 ; Bananas, 1971 ; Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander, 1972), puis des longs métrages plus décalées mais inégaux (Woody et les robots, 1973 ; Guerre et amour, 1975).

Un tournant s'opère en 1977 avec Annie Hall, dont la confection sera chaotique mais le succès décisif : le film récolte quatre Oscar (meilleurs film, réalisateur, scénario, actrice) et et rencontre un accueil public enthousiaste. Plus rien ne sera comme avant : Woody Allen est devenu un auteur à part entière, reconnu par ses pairs et les spectateurs.

En 78, pourtant, il surprend tout ce monde avec un drame intimiste sous influence "Bergmanienne", Intérieurs. Mais cet opus, qui sera longtemps incompris, et sanctionné par un bide commercial alors, va pourtant lui servir à préparer la synthèse de ses registres comique et plus grave avec Manhattan, l'année suivante.

Cette symphonie, saisie dans un somptueux noir et blanc par Gordon Willis, sur la musique de George Gershwin, est d'abord la lettre d'amour de Woody Allen à la ville qui l'a vu naître, celle qu'il arrivera, contrairement à son héros Isaac Davis, à formuler. La beauté esthétique du film suffit à corriger tous ceux qui (pendant longtemps) ont pu reprocher au réalisateur de filmer sans manière, privilégiant le fond sur la forme, et encore aujourd'hui, on ne peut qu'être ébloui par la grâce de certains plans, cette image au grain magnifique, d'une poésie rare.

Tout au long de l'histoire, les personnages, tous des new yorkais névrosés mais sympathiques (qu'on qualifierait aisément de "bobos" aujourd'hui, ce mot-valise et méprisant), sont décrits comme profondément humains car faillibles, vulnérables, réalistes. Ils ne cessent de se tourner autour au gré des sentiments qui les animent et les tourmentent, les exprimant ouvertement, dans un mélange d'impudeur et d'autodérision. Ils se trouvent, s'entendent (sans forcément s'écouter vraiment), se séparent, et leurs discussions vives sur tout et n'importe quoi - surtout sur eux-mêmes, avec un nombrilisme assumé - , leurs dialogues abondants en bons mots, débités souvent rapidement, trahissent leur fébrilité.

"Pour qui te prends-tu ? Pour Dieu ?
- Il faut bien que je prenne quelqu'un pour modèle !"

Cette ronde amoureuse est parsemée de saillies ironiques, cyniques, spirituelles, où Allen avec son comparse d'alors, Marshall Brickman, épinglent le monde de l'art contemporain, le cinéma, la critique, la middle-class américaine, mais sans aucune aigreur, toujours avec malice. Ici, la mélancolie tutoie la drôlerie avec une adresse imparable.

C'est aussi une espèce d'autoportrait que livre Allen : ce Isaac Davis lui ressemble comme un jumeau, frustré d'être uniquement célébré comme un gagman, ambitionnant de devenir un auteur sérieux, mais aussi amant effréné, philosophe dépressif, commentateur autant de sa propre existence qu'observateur de la ville sur laquelle il tente d'aligner son inspiration. Manhattan en dit autant sur ce que Allen fut (il eût une liaison avec une jeune actrice de 17 ans, comme Isaac avec Tracy, sur le tournage de Annie Hall) que sur ce qu'il deviendra (après un long mariage avec Mia Farrow, qui se terminera dans des allégations sordides de cette dernière, il a refait sa vie avec une de ses filles adoptives).

La peinture de la vie citadine à la fin des années 70 sert de cadre, majestueux, aux atermoiements sentimentaux d'Isaac, pris entre les libertés conquises dans les années 60 et l'insouciance qui en a découlé, et ses ambitions d'homme mûr, à la recherche d'un second souffle amoureux, artistique. Entouré par des comédiens formidables (sa muse Diane Keaton, excellente en amante frivole ; Meryl Streep, parfaite en ex-épouse glaciale ; Mariel Hemingway, craquante dans le rôle de sa vie), Woody Allen se joue (de) lui-même avec une vraie audace, précédant la mode romanesque de l'autofiction. Quand, à la fin, il énumère les raisons qui font que la vie, selon lui, mérite d'être vécue, un ange passe quand il comprend enfin ce qui compte le plus :

"Qu'est-ce qui fait que la vie vaut d'être vécue ? C'est une très bonne question. Um...
Bien, il y a certaines choses valables... Uh... Comme quoi ?... OK... Um..
Pour moi, heu... Ooh... Groucho Marx pour commencer... Uh... Um...
Et Willie Mays... Et, um... Le second mouvement de la Symphonie Jupiter...
Et, um... Louis Armstrong jouant 'Potato Head Blues'... Um... Les films suédois,
naturellement... 'L'Education Sentimentale' de Flaubert... Uh.. Marlon Brando,
Frank Sinatra... Um... Ces incroyables 'Pommes et Poires' par Cézanne...
Uh... Les crabes de chez Sam Wo... Le visage de Tracy..."

C'est, là, une scène, simple, mais déterminante, de celles qui signent un chef d'oeuvre. 

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