dimanche 9 octobre 2016

LE DEMON DES ARMES, de Joseph H. Lewis (1950)


LE DEMON DES ARMES (Gun Crazy, sorti d'abord sous le titre : Deadly is the Female) est un film réalisé par Joseph H. Lewis.
Le scénario est écrit par Millard Kaufman (avec Dalton Trumbo), d'après l'histoire de MacKinley Kantor. La photographie est signée Russell Harlan. La musique est composée par Victor Young. 


Dans les rôles principaux, on trouve : John Dall  (Bart Tare), Peggy Cummins (Annie Laurie Starr), Berry Kroeger (Packett), Annabel Show (Ruby Tare), Harry Lewis (shérif Clyde Boston), Nedrick Young (Dave Allister).
 Annie Laurie Starr, Bart Tare et Packett
(Peggy Cummins, John Dall et Berry Kroeger)

Fasciné depuis l'enfance par les armes à feu, Bart Tare est envoyé en maison de redressement à 14 ans après avoir tenté de voler un pistolet. Il s'engage ensuite dans l'armée et, son service militaire terminé, il revient dans sa ville natale où il retrouve ses amis, Clyde Boston, devenu shérif, et Dave Allister, journaliste.
Les trois jeunes hommes se rendent à la fête foraine et assistent, éblouis, à une démonstration de tir par Annie Laurie Starr. Défié par l'animateur du show, Packett, Bart fait aussi bien qu'elle.
Annie Laurie Starr et Bart Tare
(Peggy Cummins et John Dall)

Packett engage Bart mais il est jaloux de sa recrue quand Annie Laurie devient sa maîtresse. Le forain tente de brutaliser la jeune femme mais elle claque la porte et part sur les route avec son amant. Ils se marient peu après.
Annie Laurie et Bart

Mais l'argent vient rapidement à manquer et Annie Laurie convainc Bart de commettre des braquages pour se renflouer. Mais une différence majeure les distingue : il refuse de tuer alors qu'elle est prête à tout pour ne pas être arrêtée par la police. 
Bart et Annie Laurie

Leurs méfaits deviennent de plus en plus spectaculaires, audacieux, violents et fréquents. La police de plusieurs Etats est à leurs trousses. La presse relaie le portrait du couple. L'attaque d'un abattoir dans le Montana se solde par la mort d'une employée, tuée par Annie Laurie. Elle et Bart n'ont pas le temps de profiter de leur butin et ne peuvent plus s'enfuir comme prévu au Mexique car le FBI les traque. 
Annie Laurie et Bart

Bart décide de revenir dans sa ville natale pour se cacher chez sa soeur. Ses amis Clyde et Dave tentent, en vain, de les raisonner, lui et Annie Laurie, mais ils fuient en direction des marais voisins. A petit matin, la police les encercle tandis qu'un épais brouillard est tombé. Bart tue Annie Laurie alors qu'elle s'apprêtait à commettre un massacre puis il est exécuté à son tour.

Sorti en 1950 d'abord sous le titre Deadly is the Female puis rebaptisé quelques mois après Gun Crazy, le cinquième film de Joseph H. Lewis a été tourné en 30 jours pour moins de 500 000 $ par la compagnie indépendante King Bros, appartenant à deux anciens gangsters, les frères Maurice et Frank King. Malgré son échec commercial, son financement a cependant permis au réalisateur d'expérimenter en toute liberté, et la redécouverte tardive de son oeuvre hissera Le Démon des Armes au rang de chef d'oeuvre.

A l'origine, le script de MacKinley Kantor comptait plus de 300 pages dans lesquelles Lewis et Millard Kaufman (pseudonyme de Dalton Trumbo, non crédité car "blacklisté" par la commission McCarthy) taillèrent drastiquement - ce que ne leur pardonnera jamais l'auteur original. Cette purge explique l'extraordinaire rapidité narrative du film qu'on ne saurait réduire au manque d'argent pour le tournage mais bien par une volonté cinématographique d'être le plus efficace possible.

Le projet convainc John Dall (qui venait déjà de brillamment s'illustrer dans un rôle de psychotique dans La Corde d'Alfred Hitchcock, 1948) et Peggy Cummins (qui venait d'être évincée, au profit de Linda Darnell, pour Ambre d'Otto Preminger). 

Lewis saisit tout de suite l'alchimie entre ses acteurs et les dirige à part grâce à des indications "fleuries" (à Dall : "votre bite n'a jamais été aussi dure !", à Cummins : "vous êtes une chienne en chaleur et vous voulez cet homme, mais ne vous dépêchez pas, laissez le attendre !" ). De fait, à l'écran, on a l'impression de voir deux fauves se tournant autour (d'abord elle autour de lui puis inversement) : la scène du concours de tir est d'ailleurs explicitement sexuelle et les armes sont érotisées - la rencontre de Eros et Thanatos.

La réalisation, nerveuse, au rythme effrénée, connaît son point culminant dans la fameuse scène de l'attaque de la banque, tournée en un plan-séquence - un véritable exploit technique pour l'époque vu le peu de maniabilité des caméras. On y voit les deux héros arriver en voiture en ville, se garer devant une banque, Bart sortir du véhicule, entrer dans l'établissement, un flic approche, Annie Laurie l'aborde, Bart sort de la banque, Annie Laurie assomme le flic, Bart reprend le volant, Annie Laurie remonte dans la voiture, la voiture repart à vive allure, les sirènes de la police retentissent alors derrière les fugitifs. La scène sur le papier compte 17 pages et découpe l'action. Lewis décide de tourner sans coupure : il embarque à l'arrière de la Cadillac des voleurs avec une caméra 16 MM et fait deux prises (c'est la seconde qui sera tirée), les acteurs sont équipés de micros-boutons, les habitants de la ville ne sont pas prévenus et en entendant les détonations croiront qu'un véritable hold-up est commis ! Mais 66 ans après, le résultat est toujours aussi saisissant, d'une fluidité et d'une intensité imparables. 

Toutefois, ce genre d'exploit technique est toujours au service du récit : Lewis, contrairement à Orson Welles ou Hitchcock par exemple, ne fait pas de plan virtuose juste pour épater la galerie (il n'en de toute façon pas les moyens financiers), ce qu'il veut, c'est que le spectateur soit immergé dans l'action, ne quitte jamais ses deux héros, vibre, tremble pour eux, soit sidéré par leurs coups. 

La censure, très sévère à cette époque, a aussi, comme chez beaucoup des contemporains de Lewis, stimulé son imagination narrative et visuelle. Ainsi en est-il de l'ambivalence croissante des rapports entre Bart et Annie Laurie : elle est une superbe garce criminelle, une affolante tueuse, Peggy Cummins lui donne une séduction fascinante avec une folie glaçante dans le regard ; il est un amant aimanté et effrayé par sa compagne, refusant de tuer mais prêt à tout pour la protéger au point de l'exécuter plutôt que de laisser la police la tuer. Plus qu'un film de gangsters, c'est une histoire d'amour absolu, tragique, extrême. Lewis défie les conservateurs en filmant explicitement cette tension sexuelle, fétichisée, mais aussi, donc, en représentant des actes violents sans rien cacher. Cette audace générera même des images qui ne sont pas dans le montage final comme celle où Bart agrippe Annie Laurie en train de vider son chargeur sur des passants (voir photo n°4 ci-dessus) - un cliché résumant parfaitement la fusion de ces deux amants, la furie meurtrière de la jeune femme, leurs caractères atypiques (il la retient, elle se déchaîne). 

Esthétiquement, Le Démon des Armes se termine encore par une sublime scène dans les marais enveloppés par un brouillard opaque : le couple s'y réveille comme s'il était déjà dans l'au-delà avant d'entendre la voix de Clyde Boston, le shérif, annonçant que la zone est encerclée par la police. La photo de Russell Harlan est sublime, l'ambiance onirique envoûtante.

Cette beauté habillant la radicalité du récit inspirera d'innombrables films noirs (La Balade Sauvage de Terrence Malick en 74, jusqu'à Tueurs-nés d'Oliver Stone en 94 en passant par True Romance de Tony Scott en 92 - ces deux derniers ayant été écrits par Quentin Tarantino, un grand fan de Lewis), mais surtout Bonnie & Clyde d'Arthur Penn (1967). A propos de ce dernier, Joseph H. Lewis résumera d'ailleurs son sentiment de façon mémorable : "c'est Gun Crazy, mais en moins bon."

Effectivement, malgré la qualité de l'épopée de Warren Beatty et Faye Dunaway, aucun des héritiers du Démon des Arbres n'a su surpasser sa puissance émotionnelle, sa charge érotique et sa fulgurance (85 minutes !) tragique. 

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