samedi 21 septembre 2013

ARIANE, de Billy Wilder (1957)


ARIANE (Love in the Afternoon) est un film réalisé par Billy Wilder.
Le scénario est écrit par Billy Wilder et I.A.L. Diamond, d'après Ariane jeune fille russe de Claude Anet. La photographie est signée William C. Mellor. La musique est composée par Franz Waxman.

Dans les rôles principaux, on trouve : Audrey Hepburn (Ariane Chavasse), Gary Cooper (Frank Flannagan), Maurice Chevalier (Claude Chavasse), Van Doude (Michel), John McGiver (Mr. X).

 Ariane
(Audrey Hepburn)

Ariane est la fille unique du détective privé Claude Chavasse, veuf et établi à Paris. 
 Ariane et Claude Chavasse
(Audrey Hepburn et Maurice Chevalier)

Curieuse des affaires de son père, la jeune femme, violoncelliste sentimentale, s'intéresse en particulier aux frasques d'un playboy américain, Frank Flannagan, qui multiplie les conquêtes amoureuses.
 Frank Flannagan et Ariane
(Gary Cooper et Audrey Hepburn)

Eprise de cet homme, pourtant plus vieux qu'elle et très volage, qui réside dans un palace, Ariane entreprend de le séduire en s'inventant un personnage irrésistible, inspiré de femmes sur lesquelles son père a enquêtées.
 Frank et Ariane

Mais, même lorsque Flannagan démasque Ariane à son insu, après avoir engagé son propre père pour savoir qui est cette inconnue, il ne la décourage pas tout de suite et cherche à voir jusqu'où elle est prête à aller en lui mentant de la sorte.
Frank et Ariane

Pris de remords, le séducteur se refuse malgré tout à poursuivre cette comédie trop longtemps pour ne pas faire souffrir Ariane et décide de la quitter en partant de Paris. Elle le poursuit et lui dévoile ses sentiments, obligeant Flannagan à accepter son amour et à lui avouer ses propres sentiments...

Trois ans après Sabrina (écrit avec Ernst Lehman), Billy Wilder signait un nouveau chef d'oeuvre avec sa muse favorite, Audrey Hepburn, sur un scénario signé avec celui qui allait devenir son nouvel acolyte, I.A.L. Diamond.

Ce film, d'une élégance formelle et d'un raffinement narratif extraordinaires, rappelle l'influence intacte de Ernst Lubitsch, le maître de Wilder, en même temps qu'il révèle une verve plus sentimentale chez le cinéaste. En la matière, Ariane est une des meilleurs synthèses de la "bonne sentimentalité" selon Wilder : savoir montrer un personnage aimable sans tomber dans la mièvrerie.

Ici, une jeune femme s'éprend d'un séducteur, plus âgé qu'elle, et pour le charmer, elle s'invente une vie de séductrice. Personne n'est donc innocent dans cette fable, chacun joue avec les sentiments (les siens, celui de l'autre), joue la comédie pour ne pas tomber le masque et s'avouer ce qu'il a sur le coeur. La situation est aussi nuancée par le fait que l'homme dont tombe amoureux Ariane est plus vieux qu'elle, on imagine qu'il pourrait être son père... Et, malicieusement, Wilder fait du vrai père de son héroïne un vieux détective qui accumule les preuves contre ce séducteur puis est engagé par lui pour découvrir qui est la jeune femme qui l'a séduite.

Le film est un bijou et scellait les retrouvailles entre Wilder et Audrey Hepburn, d'une grâce inégalable (et inégalée d'ailleurs). Le résultat de cette nouvelle collaboration est, à mon avis, encore supérieur à Sabrina. Elle est d'une justesse d'autant plus remarquable qu'elle ne minaude jamais : elle n'a jamais besoin de forcer le trait, tout paraît toujours simple, c'est à peine si on considère qu'elle joue en vérité - et pourtant à 28 ans, elle n'est plus cette jeune fille trop romantique et imaginative, qui (se) joue la grande comédie des sentiments jusqu'à ce qu'elle soit obligée de tomber le masque, d'assumer ses sentiments. Comment ne pas tomber amoureux d'Ariane ?

Face à elle, dans un rôle destiné à Cary Grant (avec lequel le cinéaste n'a jamais réussi à tourner), Gary Cooper est d'une classe folle, dans tous les sens du terme : il compose avec humilité son personnage de manière à toujours mettre en valeur sa partenaire. Trop âgé pour le rôle, il est souvent filmé dans l'ombre, son interprétation est désintéressée et finalement très touchante.

A eux deux, ils font d'Ariane un film en état d'apesanteur, tout y fait mouche - des dialogues ciselés, des idées de mise en scène subtiles. Une des meilleures trouvailles de Wilder réside dans l'utilisation, loufoque, du quatuor à cordes hongrois qui suit Flannagan partout : le son est d'ailleurs la source de nombreux gags et moments poignants, comme lorsqu'il écoute l'enregistrement d'Ariane sur son dictaphone quand elle dresse la liste de ses amants fictifs. Durant cette scène mémorable, à la fois drôle et émouvante, les musiciens et le playboy font circuler la table roulante aux alcools d'une pièce à une autre tandis que l'américain désabusé et désolé à la fois réalise qu'il aime cette jeune femme comme elle l'aime.

Le comique du film s'appuie sur l'inversion des rôles, toute en ironie et charme : l'innocente Ariane ensorcelle Flannagan en s'inventant un passé mystérieux, torride, comparable à celui du séducteur et inspiré par les dossiers traités par son père (interprété avec bonhomie par Maurice Chevalier). Le cynique américain, qui pensait ne plus pouvoir éprouver de sentiments amoureux pour une femme, est tour à tour attendri, intrigué, conquis, désarmé par cette inconnue dont l'apparence déjoue les antécédents.

Le décalage ainsi établi entre ce que Ariane prétend être et ce qu'elle est vraiment permet au spectateur de savourer les événements avec hauteur mais sans condescendance, en en appréciant toute la drôlerie. Frustré, Flannagan engage (sans le savoir) le propre père d'Ariane pour découvrir qui elle est ("du menu fretin" lui dira le détective pour le persuader de ne pas s'y attacher). Mais le "mal" est fait : le coureur de jupons, blasé par ses innombrables liaisons, est touché au coeur par cette désarmante soupirante.

Il n'est pas le seul : nous le sommes tous ! L'équilibre délicat, enchanteur, du film tient à cela : la virginale Ariane s'est montrée plus habile que le le séducteur endurci et a réveillé, chez lui comme chez nous, les mêmes émotions qu'il a créées chez elle. Magistral.    

dimanche 15 septembre 2013

LA VIE D'ADELE, CHAPITRES 1 ET 2, de Abdelatif Kéchiche (2013)

LA VIE D'ADELE, CHAPITRES 1 et 2 est un film réalisé par Abdelatif Kéchiche, Palme d'or du festival de Cannes 2013.
Le scénario est écrit par Abdelatif Kéchiche et Ghalya Lacroix, d'après la bande dessinée Le Bleu est une couleur chaude de Julie Maroh. La photographie est signée Sofian El Fani.

Dans les rôles principaux, on trouve : Adèle Exarchopoulos (Adèle), Léa Seydoux (Emma), Jérémy Laheurte (Thomas), Mona Walravens (Lise).

Bien entendu, il y a toujours une excitation et une appréhension mêlées quand on va voir un film aussi attendu : parce qu'il a obtenu une telle récompense, qu'il est précédé de critiques majoritairement flatteuses, mais aussi parce que sa promotion a été brouillée par un flot de polémiques entre les techniciens, les actrices et le réalisateur. Parce que, aussi, le film est déjà sorti depuis un petit moment, avec un beau succès à la clé, cette attente est doublée.

Peu de Palmes d'or ont suscité autant de commentaires, dépassant le cadre cinématographique puisque son sujet même (l'histoire d'amour de deux jeunes femmes) trouve un écho particulier après le vote du mariage pour tous). Lors du festival, le film avait provoqué un émoi peu commun, créant une sorte d'unanimité rare aussi bien chez les critiques que parmi le public de happy few de la Croisette jusqu'au jury qui a exceptionnellement accordé sa suprême récompense non seulement à son réalisateur mais aussi à ses deux comédiennes (en faisant de facto les co-auteurs de l'oeuvre).

Et puis il y a Léa Seydoux, une actrice qui me fascine non seulement par sa beauté mais également par le magnétisme qu'elle dégage, une impression comme j'en ai très rarement ressentie (surtout avec des actrices contemporaines).

Et, encore, comme un trait d'union entre le cinéma et les comics, il faut rappeler que La vie d'Adèle est initialement adapté d'une bande dessinée, un récit complet écrit et dessiné par Julie Maroh sous le titre Le Bleu est une couleur chaude (et ce fut aussi un reproche adressé à Kechiche de n'avoir jamais remercié, ni même consulté l'auteure). Je tâcherai d'écrire une critique de cet album prochainement.

Avant d'entrer plus avant dans le vif du sujet, j'aimerai m'arrêter brièvement sur un aspect sans doute anecdotique mais qui est quand même là aussi maladroit pour justement apprécier le film, avec son affiche.

Ci-dessous, on a l'affiche française :

Une image curieuse, qui n'a pas grand-chose à voir avec le film, qui me semble être un montage maladroit, mal composé, évoquant plus un long métrage dans le style de La Boum, avec deux bonnes copines de lycée, dont l'une est assez excentrique avec ses cheveux bleus, et qui affichent une mine réjouie inspirée par on ne sait quoi.

Puis, ci-dessous, on a l'affiche américaine :


Les Etats-Unis où, en passant, le film a été interdit au moins de 17 ans, ce qui l'a condamné à une exploitation en salles marginale, mais également privé d'être candidat pour l'Oscar du meilleur film étranger (si tant est que le comité qui propose des films à l'Académie des Oscar ait songé à le présenter).

Mais quoi qu'il en soit, l'image qui vend le film est bien plus belle déjà, et surtout bien plus évocatrice : on y lit l'attirance physique, le sentiment amoureux, entre les deux héroïnes, le titre y est mieux inséré (reprenant d'ailleurs celui, plus joli, de la bande dessinée).

Qu'est-il passé dans les têtes des producteurs et distributeurs pour préférer la première image à celle-ci ?
C'est un mystère, sauf en ce qui concerne le bon goût.

L'histoire de La vie d'Adèle est très simple et est effectivement construite en deux chapitres assez distincts lorsqu'on voit le film, avec une rupture temporelle et de ton nette à un moment donné du récit.

Adèle est une lycéenne de 16 ans, élève en Première L (littérature). Elle a sa bande d'amies, vit chez ses parents (des gens modestes, dont le foyer est sans histoire). Un des garçons de Terminale lui plaît et c'est réciproque, très vite ils vont faire connaissance, puis s'aimer, coucher ensemble. Mais cette expérience (dont on ignore si elle est la première pour Adèle) sème le trouble chez la jeune fille qui a eu le sentiment de ne pas en jouir pleinement, d'avoir vécu cela de manière trop détachée. 
Par un curieux hasard, peu avant son premier rendez-vous avec son petit ami, Adèle a croisé dans la rue une autre jeune fille, à peine plus âgée qu'elle, à la chevelure teinte en bleu, accompagnée d'une autre fille, et avec laquelle elle a échangé un bref regard mais qui l'a à l'évidence beaucoup troublé.

Quelque temps après, une camarade d'Adèle l'embrasse langoureusement et subrepticement. Ce baiser inattendu la remue assez pour qu'elle rompe avec son petit ami et veuille en savoir plus sur les intentions de sa camarade, comprenant alors qu'elle s'est emballée.
Puis, suivant un ami en ville une nuit, elle découvre l'ambiance d'un bar fréquenté par des homosexuels et celui d'un établissement voisin où se retrouvent des lesbiennes. C'est là qu'elle retrouve l'inconnue aux cheveux bleus, qui vient l'aborder et se présente : elle s'appelle Emma.

Emma revient vers Adèle en l'attendant devant son lycée puis elles se retirent dans un parc voisin où elles font mieux connaissance. L'attirance d'Adèle pour Emma se confirme, soulignée par une fascination certaine pour cet esprit plus affirmé, mature que le sien. Rapidement, Emma, qui a compris les sentiments d'Adèle et surtout les tourments sur son identité sexuelle, répond favorablement à son désir. Leur union se concrétise dans une première étreinte brûlante.

Emma présente Adèle à ses parents comme sa nouvelle amante : il s'agit d'un couple recomposé et ouvert d'esprit, au courant de l'homosexualité de leur fille, visiblement assez aisé socialement, et l'ayant encouragé pour devenir artiste et assumer sa situation. 

Entretemps, Adèle doit faire face à ses camarades au lycée lorsque sa relation avec Emma devient évidente, sa visite dans le bar gay ayant été préalablement éventée par l'ami qui l'y avait conduite. Une de ses amies réagit violemment. 
De façon plus détournée, Adèle mesure aussi la profondeur du précipice dans laquelle assumer son homosexualité publiquement lorsque, à son tour, elle présente Emma à ses parents, mais sans leur avouer ses sentiments (Emma acceptant de jouer la comédie et prétendant être en couple avec un homme ou de pas répliquer aux doutes du père d'Adèle sur l'incertitude que représente la vie d'artiste qu'elle mène).
A chacun de ses repas en famille, les deux filles font à nouveau l'amour, sous le toit de leurs parents respectifs - sans se retenir chez Emma, en réprimant leur jouissance chez Adèle.

Le 2ème chapitre de l'histoire s'ouvre alors après un bond de trois ans dans le futur.

Adèle et Emma se sont installées ensemble. Emma s'adonne à son art, prenant Adèle comme modèle à l'occasion. Adèle, comme elle le souhaitait, est devenue institutrice dans une école de maternelle, un travail où elle est épanouie, et soulage Emma de toutes les tâches du quotidien.

C'est ainsi qu'Adèle prépare une belle fête d'anniversaire pour Emma, où elle convie les amis (filles et garçons, et pour la plupart homosexuels et lesbiennes) de celle qu'elle aime. Cette soirée (qui fait écho au propre 17ème anniversaire d'Adèle dans le chapitre 1, en compagnie de ses parents et de ses camarades du lycée, dans une ambiance encore adolescente et insouciante, où elle était radieuse de bonheur) annonce en vérité des heures plus sombres, Emma négligeant ostensiblement sa compagne durant les festivités puis, une fois seules à nouveau, au lit, déplorant qu'elle se contente de son activité d'enseignante au détriment de l'écriture qui, pense-t-elle, la rendrait plus heureuse et sûre d'elle.
Emma est de plus en plus accaparée par son travail, entre les relations tendues qu'elle a avec un galériste et les délais d'une commande, qui la rend nerveuse. Adèle ne sait comment apaiser Emma et se retrouve de plus en plus souvent seule quand elle rentre de son boulot. Elle sort prendre l'air un soir et tombe sur un de ses collègues, qui n'est visiblement pas insensible à son charme. Dans un moment de griserie, elle l'embrasse...
Adèle cache ses écarts à Emma mais celle-ci les découvre un autre soir après l'avoir vue raccompagnée par son collègue professeur. C'est la rupture, violente, sans possibilité pour Adèle de s'expliquer, de faire admettre ses regrets. Emma met Adèle à la porte de leur appartement.
Adèle souffre doublement car, en plus de cette séparation, la fin de l'année scolaire approche et ses élèves la quittent à leur tour. Elle passe ses vacances au bord de la mer dans un état second, désemparée. De retour en ville, son chagrin ne passe pas, elle apprend même qu'Emma vit désormais avec une autre femme (entrevue lors de son anniversaire), avec son enfant.
Emma accepte un rendez-vous dans un café avec Adèle : celle-ci lui confie sa détresse et espère pousser son ancienne amante à avouer qu'elle l'aime encore elle aussi. S'il est évident qu'Emma est encore hantée par Adèle, lui a même pardonnée son infidélité, c'est pourtant bel et bien fini. Et puis elle prépare sa première exposition. Adèle est invitée au vernissage. 
Elle s'y rendra pour constater la fin définitive de l'histoire, y recroiser un jeune acteur (rencontrée lors de l'anniversaire d'Emma et qui l'avait dragué, qui semble toujours prêt à la séduire), avant de s'éclipser...

Ce résumé n'est guère plus qu'un compte-rendu. Il ne saurait rendre justice à la puissance que dégage le film, la simplicité du déroulement du récit, sa construction simple, n'en étant pas les principaux atouts. Il est, à vrai dire, très compliqué, pour ne pas dire impossible, d'exprimer toutes les émotions que produit le film, on en sort submergé, très ému, débordant de sensations. La Vie d'Adèle est un film-monstre, un film-somme dont la durée conséquente (2h59) dit toute l'ampleur.

Pourtant, pas de méprise, la longueur du film n'est pas du tout un problème : on ne la ressent jamais, mieux même il aurait pu durer encore plus longtemps sans épuiser son charme et sa force émotionnelle. C'est un des tours de force de Kéchiche, qui n'a pourtant pas toujours été aussi heureux en proposant des (très) longs métrages (comme La graine et le mulet où j'ai regardé plusieurs fois ma montre).

Cela ne signifie pas cependant que le film est exempt de maladresses, de faiblesses, ou d'excès : il y a des scènes superflues (comme celles des repas, un vrai gimmick chez Kéchiche, ou celles des cours de littérature-philosophie, dans la première partie, chargées d'un méta-texte sur la condition amoureuse trop lourdingue).

Il y a surtout une scène en particulier qui m'a dérangé alors qu'elle commence et finit formidablement, mais où j'ai trouvé que le cinéaste n'avait pas su éviter un certain grotesque. Elle se situe vers la fin du film, lorsque Adèle et Emma se retrouvent au café. Kéchiche filme exclusivement en gros plans (un exercice dans lequel il excelle), isolant du reste du monde ses deux héroïnes pour un moment crucial, le climax en quelque sorte de leur histoire, celui où leur rupture est consommée, où il n'y aura plus de retour possible. Si l'on est sentimental (comme j'assume l'être), on peut déjà rêver que cette scène offrira sinon un fin plus heureuse en tout cas moins malheureuse, mais c'est une autre affaire, on se gardera de réécrire le film selon son désir.

Non, le problème de cette scène - de cette séquence, plus exactement, c'est son centre : concrètement, Adèle avoue à Emma qu'elle l'aime(ra) toujours et est convaincue que c'est réciproque, elle lui prend la main et commence à l'embrasser, puis la glisse entre ses cuisses. Le baiser se poursuit, ardent, mêlé aux larmes des deux jeunes femmes. Adèle force Emma, elle maintient sa main entre ses cuisses, cherche désespérément une étreinte, qui scellerait leur réunion. Emma finit par se détacher, repoussant Adèle. Peu après, les deux amies se quittent, Adèle reste seule, se tourne et dévisage rapidement deux autres femmes assises plus loin, essuie ses larmes. Kéchiche élargit son cadre pour montrer Adèle abandonnée, définitivement.

Très belle scène, mais gâchée par cette idée d'étreinte, qui dure trop longtemps, qui rompt avec le naturel de tout le film : personne (un serveur, un client) n'intervient pour rappeler ces jeunes femmes de se tenir dans un lieu public ? Non, ça ne fonctionne pas, c'est même ridicule : Adèle puis Emma se "galochent", se caressent, bruyamment, ostensiblement, comme ça, dans un café, sans être dérangées. 
C'est littéralement incroyable, et d'ailleurs on n'y croit pas. C'est tout simplement trop, too much. Qu'Adèle soit bouleversée au point de perdre toute mesure, toute dignité, soit, mais l'action n'a pas lieu dans un appartement, une chambre, un cadre privé, elle se produit dans un lieu public où il est inconcevable que deux jeunes femmes se grimpent quasiment dessus. Là, où un (des) baiser(s) aurai(en)t suffi pour démontrer toute la détresse d'Adèle, Kéchiche va trop loin, trop longtemps, et transforme ce qui est déjà un moment d'émotion poignant en une scène dans la scène maladroite, pathétique, qui brise la magie de l'instant.
C'est le seul vrai bémol que j'émettrai.

Tout ce qui précède, et même le peu qui suit (même si terminer le film sur ce plan bouleversant d'Adèle seule à sa table dans le café après le départ d'Emma aurait été, à mon sens, parfait, le dénouement effectif avec la scène du vernissage n'ajoutant rien sur les plans narratif et émotionnel), est d'une intensité, d'une vérité, d'une justesse, d'une authenticité, d'une beauté à couper le souffle. 

Combien de films produisent un tel effet ? Depuis combien de temps étais-je sorti d'une salle de cinéma aussi ébranlé (Eyes Wide Shut peut-être, en tenant compte qu'il s'agissait du film testament et posthume de Kubrick, dégageant lui aussi une somme de sensations très fortes, une expérience sensorielle rare) ?

Le plus étonnant, peut-être, est la multitude d'instants qui reste en tête après la projection (tout de suite après comme plusieurs jours ensuite). Plus qu'une histoire au déroulement, comme je l'ai dit, très simple, prévisible même, La Vie d'Adèle est une sorte de collection de vignettes, de scènes, d'instants, captés avec une précision extraordinaire, presque comme s'ils avaient été volés, filmés à l'insu des comédiens, saisis dans des minutes d'abandon extrême (quand, littéralement, les acteurs ne jouent plus, mais vivent les mêmes états que leurs personnages - un résultat correspondant bien à la méthode de Kéchiche, décrite par les techniciens et les interprètes, qui enregistre un nombre incalculable de prises, parfois pendant plusieurs jours d'affilée pour une seule scène, elle-même parfois très brève).     

On compare souvent Kéchiche à Maurice Pialat, ce n'est pas un petit compliment car Pialat était un immense auteur, dont la qualité d'observation, la véracité de son cinéma étaient exceptionnelles. Mais il y avait chez Pialat une dureté, une âpreté, une cruauté. Kéchiche, bien que sa réputation de réalisateur intransigeant le précède désormais (et va certainement longtemps le handicaper), montre au contraire une tendresse étonnante pour ses personnages, une délicatesse pour un résultat qui a la même qualité naturaliste. 

A cet égard, le chapitre 1 de La Vie d'Adèle recèle quantité de scènes magnifiques. Les dialogues deviennent presque accessoire, en un échange de regards, quelques gestes, des sourires, tout est dit. Le son du film est d'une finesse extraordinaire, c'est vraiment notable : on entend le frottement du tissu d'un pantalon quand Adèle marche d'un pas serré, le frôlement d'une main sur la peau, le souffle d'une expiration de fumée de cigarette ou d'un râle de plaisir. On a littéralement l'impression d'être à côté des personnages, et notamment des deux héroïnes quand elles sont allongées l'une à côté de l'autre dans l'herbe ou quand elles font l'amour (ou après).

En soignant aussi bien le son que l'image, Kéchiche nous immerge totalement dans l'intimité de ses deux jeunes femmes. Lorsque le film déroule sa deuxième partie, la dispute terrible entre Adèle et Emma est aussi forte, brutale, déchirante parce que le son et l'image captent si parfaitement l'intensité de la scène.
Cette scène de la rupture est l'autre grand pic du film. 

Il y a bien sûr les fameuses scènes d'amour auparavant - en vérité, je pense qu'une seule aurait suffi, non pas qu'elles m'aient dérangé car elles n'ont rien d'obscène ni de ridicule. Certes, elles sont crues, elles durent de longues minutes (surtout la première où toute l'étreinte des deux filles est montrée, du début jusqu'à la fin, y compris après l'orgasme), mais ce n'est pas de la gymnastique, deux actrices qui miment des espèces d'acrobaties pseudo-érotiques, filmées par un cinéaste qui veut "choquer le bourgeois", flirter avec la représentation pornographique - c'est même tout le contraire, il n'y a aucune complaisance chez Kéchiche, aucun désir de provoquer pour le plaisir. 

Il s'agit d'abord de montrer l'amour dans sa dimension physique des deux personnages principaux, et de ce point de vue-là, on peut croire que Kéchiche aurait filmé ça de la même manière avec un homme et une femme ou deux hommes.

Sont-elles excitantes, ces scènes d'amour physique ? Indéniablement. Les deux actrices sont très belles, leur nudité est extrêmement sensuelle, on croit vraiment à leurs baisers, leurs caresses, leurs étreintes. Oui, c'est excitant. Mais pourtant, très vite, cette excitation cède le pas à la "subjugation" de ce spectacle, magnifiquement photographié, chorégraphié. La sauvagerie de ces scènes nous cueille, nous dépasse, elle ressemble à une danse érotique et primale, qui renvoie là encore à la manière même de filmer de Kéchiche : pour atteindre cette qualité de vérité, de tension, il faut sans doute un considérable acharnement, et pour les actrices, un abandon insensé.

La première de ces scènes (sur les trois que compte le film, toutes dans le chapitre 1) est cependant tellement longue, tellement puissante, que les deux suivantes n'ajoutent rien, sont presque superflues (elles ne font que confirmer en fait que les deux filles sont engagées dans une relation amoureuse aussi riche psychologiquement que physiquement). 

Pour moi, Kéchiche aurait pu se contenter de filmer juste le début de la deuxième et la fin de la troisième (assortie d'ailleurs d'un dialogue très amusant où Adèle plaisante sur le fait qu'elle jouit pleinement des leçons d'Emma, allusion au fait qu'Adèle a raconté à ses parents qu'Emma l'aidait pour ses devoirs de philosophie). Dans la salle, d'ailleurs, les deux autres scènes sexuelles ont provoqué de légers soupirs de lassitude, comme le signe que les spectateurs, au-delà de toute pudibonderie, avaient compris ce que vivaient Adèle et Emma et n'avaient donc plus besoin qu'on montre à nouveau in extenso leurs étreintes...

Pour en revenir, donc, à la scène de rupture, elle est aussi suffocante. On ne peut la regarder sans avoir en tête la polémique sur les conditions du tournage, le fait que Kéchiche a(urait) poussé les actrices à bout, après d'interminables prises. Les larmes, le nez qui coule, mais aussi la hargne, le ressentiment, tout traduit un état d'exténuation des deux interprètes égale à celui de leurs personnages dont la relation explose littéralement. 

Là, Kéchiche est dans les pas de Pialat, il filme ça avec la même radicalité, il provoque le même malaise que savait créer Pialat dans ses meilleurs moments, lorsqu'il captait le déchirement de ses héros.

La détresse d'Adèle, le malheur d'Emma sont absolument terrifiants, on est crucifié par l'impact de cette scène - une scène comme j'en ai rarement vue là encore.

Avec des moments comme ça, véritablement renversants, inoubliables, captures délicates d'un amour naissant, de sa floraison, de sa réalisation physique, de son éclatement, La vie d'Adèle procure assez de sensations pour donner au spectateur la certitude qu'il assiste à un chef d'oeuvre, un film hors du commun, une sorte de sur-film où la fiction est transcendée par le regard que porte sur elle un cinéaste et qui est incarnée par des interprètes transfigurées.

Et quelles interprètes ! Leur remettre un Prix d'interprétation à Cannes n'aurait pas suffi à récompenser justement leur prestation, cela aurait trop dissocié ce qu'elles ont donné au film du film lui-même. En attribuant à Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux la Palme d'or au même titre que pour le metteur en scène, le jury présidé par Steven Spielberg a compris et envoyé le message aux spectateurs que les deux actrices étaient véritablement les co-réalisatrices du film. Elles lui donnent tellement, au cinéaste, au film, au public, qu'elles co-signent pleinement l'oeuvre.

Adèle Exarchopoulos est LA révélation non seulement du film mais de l'année, c'est un diamant brut dont il faut espérer que les prochains cinéastes qui la choisiront respecteront cet aspect. On ne peut s'empêcher de penser à Sandrine Bonnaire lorsqu'elle apparut devant l'objectif de Pialat pour A nos amours : leur ressemblance physique est troublante, mais comme Bonnaire, Exarchopoulos possède quelque chose de frustre et de délicat vraiment magique. Sa présence permanente à l'écran donne le sentiment qu'elle grandit, évolue en même temps que son personnage : entre sa première et sa dernière scène, ce n'est plus la même, on a l'impression extrêmement troublante qu'elle a vieilli à la même vitesse que son personnage (rebaptisé par Kéchiche puisque dans la bande dessinée, elle se prénommait Clémentine).

Léa Seydoux est également ahurissante. Je suis sidéré par cette jeune femme : ce n'est pas qu'une question de beauté. Belle, elle l'est, ô combien ! Mais elle diffuse un je-ne-sais-quoi de peu commun, une présence, un magnétisme auquel il est, à mon avis, impossible de résister. Regarder Léa Seydoux, la regarder jouer, est un spectacle, une expérience qui produit un effet unique : on ne peut pas la quitter des yeux et en même temps elle dégage quelque chose d'insondable, qui se dérobe, qui vous échappe. Il n'est pas étonnant que sa rencontre avec Kéchiche ait créé des étincelles : elle a voulu travailler avec lui pour éprouver son jeu, essayer des choses, mais son mystère naturel, sa résistance ne pouvait qu'entrer en collision avec un cinéaste réputé pour son obsession à dépouiller ses interprètes, à éplucher les acteurs comme des oignons. Le résultat de ces frictions (au-delà d'échanges de "mots doux" par médias interposés) a abouti à son interprétation la plus pure. 

A l'opposé d'Adèle Exarchopoulos, le diamant était déjà taillé avec Léa Seydoux, le film n'a fait que ressortir son éclat, sa finesse. Jamais elle n'a à forcer le charme qu'exhale son personnage, jamais non plus elle ne cherche à en atténuer la brutalité, à le rendre plus sympathique  (et c'est sans doute la métaphore la plus éloquente de la relation entre la comédienne et le réalisateur : il est évident que même si c'est Adèle qui commet la faute - avoir trompé Emma - , lorsqu'elle est repoussée par Emma, Kéchiche filme Léa Seydoux dans son expression la plus dure, la plus revêche, la plus injuste, visage nu et sévère, aux larmes amères, face au visage défait, aux larmes d'une infinie détresse, d'Adèle. Kéchiche prend alors visiblement le parti de montrer Adèle rudoyée par Emma, Léa Seydoux nous est montrée sans pitié, comme une méchante - la méchante qui dira du mal de Kéchiche, reproches que pressentait déjà le cinéaste et dont il se vengeait par avance avec sa mise en scène ?).

En dehors des deux filles, même si les quelques acteurs présents qui ont un peu de temps de jeu, quelques répliques, existent, on ne les retient guère. C'est sans doute injuste, mais contenu dans la façon même de filmer, abondante en gros plans, ne quittant jamais ses héroïnes, leur histoire l'emportant sur tout le reste (d'où le sentiment que les scènes comme les repas ou les cours paraissent superflues). C'est aussi ce qui fait de La vie d'Adèle un film-monstre : l'exclusivité donnée au récit de ses deux héroïnes contribue à son étrangeté, son caractère atypique.

C'est un grand, un très grand film. Pas un film parfait, pas un film rond, confortable, où tout coule, tout roule. Non, c'est aussi un film avec des accidents, des crevasses, des scènes too much, des scènes en trop. Mais ces faiblesses participent à la grandeur du film, à sa qualité. C'est parce qu'il n'est pas complètement bon qu'il est fort.

Un article, la liste de tout ce dont on peut se souvenir après l'avoir vu, une analyse aussi sincère soit-elle, ne suffisent pas à en faire le tour, à en embrasser toutes les émotions, à en épuiser tous les charmes et les coups. C'est un grand film, c'est un film fort. Un film qui comptera, c'est certain.