mercredi 23 novembre 2016

POINT LIMITE ZERO, de Richard C. Sarafian (1971)


POINT LIMITE ZERO (Vanishing Point) est un film réalisé par Richard C. Sarafian.
Le scénario est écrit par Guillermo Cain avec Barry Hall, d'après une histoire originale de Malcolm Hart. La photographie est signée John A. Alonzo. La musique est composée de chansons de Delaney & Bonnie & Friends, Kim Carnes, Pete Carpenter, Mike Post, Big Mama Thornton, Eve, Mountain, Longbranch Pennywhistle.

Dans les rôles principaux, on trouve : Barry Newman (Kowalski), Cleavon Little ("Super Soul"), Dean Jagger (le prospecteur), Victoria Medlin (Vera Thornton), Paul Koslo (le jeune policier patrouilleur du Nevada), John Amos (l'ingénieur de "Super Soul"), Timothy Scott (Angel), Gilda Texter (la fille nue à moto). 
Kowalski
(Barry Newman)

Vendredi soir. Denver. Kowalski conduit une Chrysler Imperial noire et la livre à Sandy qui l'invite à prendre du bon temps puis se reposer après le trajet qu'il vient de faire. Mais Kowalski insiste au contraire pour effectuer sa prochaine mission qui consiste à livrer une Dodge Challenger blanche à San Francisco Lundi. Pour tenir, il achète des pilules de Benzédrine et parie avec Jackie, son dealer, qu'il sera arrivé à destination Dimanche à 13 heures. La distance entre les deux villes est de 1 900 km.
Vera Thornton
(Victoria Medlin)

Quelques flashs rappellent son passé à Kowalski : soldat durant la guerre du Vietnam, il a été distingué par la Médaille d'Honneur avant d'intégrer la police. Il a quitté les forces de l'ordre après avoir témoigné contre un de ses collègues qui avait tenté de violer une jeune femme. Puis il a participé à des courses à moto et en voiture. La mort de sa compagne, Vera Thornton, le hante et bientôt on lui retire son permis à la suite d'un excès de vitesse. Depuis, il livre des voitures alors qu'il n'est plus autorisé à conduire et sans être déclaré.

Alors qu'il s'apprête à franchir la frontière du Colorado, Kowalski est pris en chasse par deux motards de la police. Une poursuite s'engage entre eux mais il réussit à les semer, tout en s'assurant qu'ils ne sont pas blessés. Un peu plus tard, un automobiliste au volant d'une Jaguar E-Type convertible le défie à la course, mais Kowalski réagit rapidement à cette provocation et fait quitter la route à son adversaire qui finit dans une rivière.
"Super Soul"
(Cleavon Little)
D'autres voitures de police, averties par les motards du Colorado, sont à ses trousses. Son signalement est transmis aux radios locales, et notamment à la station où travaille "Super Soul", un DJ noir et aveugle, qui décide de prendre fait et cause pour Kowalski, symbole de liberté et "dernier héros américain". Entre l'animateur et le pilote s'établit quasiment un lien télépathique puisque les encouragements du premier atteignent le second et le pousse à se surpasser sur les routes. Dans le patelin de Koe, depuis lequel il émet, "Super Soul" attire les badauds, qui soutiennent eux aussi le chauffeur.
Dans le désert du Nevada.

Pour semer deux policiers en voiture dans le Nevada, Kowalski décide de couper par le désert. Son pneu avant gauche crève sur le terrain chaotique et il s'arrête pour changer de roue. Comme il va ouvrir son coffre, il se trouve nez à nez avec un serpent mais un prospecteur passe par là et attrape le reptile qu'il destine à des pentecôtistes installés plus loin. Un hélicoptère de la police survole la zone et repère la camionnette du prospecteur qui a aidé Kowalski à camoufler sa Dodge avec des buissons.

Après avoir échangé les serpents contre de l'essence auprès de la communauté chrétienne, Kowalski repart. Il croise deux auto-stoppeurs qu'il accepte de charger. Mais les deux homosexuels se montrent susceptibles et agressifs envers leur taciturne sauveur. Kowalski désarme celui qui est assis à sa droite et le vire de son véhicule avec son compagnon. 

Dans l'après-midi du Samedi, le plus jeune des patrouilleurs du Nevada fait irruption avec quelques péquenauds racistes de Koe dans le studio de "Super Soul" et tabassent le DJ et son ingénieur. Kowalski s'approche de la frontière californienne lorsqu'un motard hippie roule à ses côtés : le chauffeur lui demande s'il a des remontants et le suit jusqu'à la cabane où il vit avec sa petite amie, une jeune femme pilotant entièrement nue une moto. Le motard donne quelques pilules à Kowalski tandis que sa fiancée lui montre un tableau où elle a collé des articles de presse le concernant. En écoutant la radio, le chauffeur a l'impression que le ton de la voix de "Super Soul" a changé, comme s'il parlait sous la contrainte.

Pour prévenir tout piège, le motard se propose d'aller jusqu'à la frontière californienne pour vérifier la présence de la police. A son retour, il confirme que les forces de l'ordre ont dressé un important barrage pour l'arrêter. Kowalski téléphone à Jake pour lui donner sa position et lui rappeler qu'il tiendra son pari de livrer la Dodge avant Lundi. 

Au matin du Dimanche, la police de la Californie a bloqué la route de la bourgade de Cisco avec deux bulldozers. La foule se rassemble pour attendre Kowalski. Il arrive et accélère. Sa voiture percute de plein fouet le barrage et explose. Tandis que les pompiers s'affairent pour éteindre le feu, les badauds se dispersent. 

Après l'avoir évoqué dans ma critique de Boulevard de la mort (Quentin Tarantino, 2007), il m'a paru opportun de revoir et de parler du mythique Vanishing Point, considéré par moult cinéphiles comme le road movie ultime. A une époque où l'on colle l'étiquette de "film-culte" à tort et à travers, le long métrage de Richard C. Sarafian est aussi l'occasion de rappeler à quoi ça ressemble vraiment. 

Le script est dû à Guillermo Cain, le pseudonyme de l'écrivain cubain Guillermo Cabrera Infante, un des chefs de file de la littérature sud-américaine alors. Avec l'aide de Henri Langlois, il fonda la Cinémathèque de la Havane et fut l'ami du grand chef opérateur Néstor Almendros. Cet érudit célébrera les oeuvres de Hitchcock, Welles, Truffaut, Minnelli, dans un pays déjà muselé par Fidel Castro, dont il fut un des plus farouches opposants après avoir combattu à ses côtés. Contraint à l'exil, il trouve refuge en Belgique puis en Angleterre. C'est là qu'il attire l'attention du producteur Richard Zanuck grâce au scénario (co-écrit avec Gérard Brach) de Wonderwall

Pourtant, au moment où il est en train de se refaire, la dépression rattrape Cain, et après la rédaction de Point Limite Zéro, d'après une histoire de Malcolm Hart, il s'éloignera durablement du cinéma, n'y revenant qu'au milieu des années 90 (pour le script d'Adieu Cuba mis en scène par Andy Garcia).

Cette trajectoire météorique est comme synthétisé dans le film de Sarafian, lui-même un outsider au sein du système hollywoodien. Les deux hommes vont pouvoir avec ce récit résumer leurs réflexions sur les changements que traversent les Etats-Unis en 1970. De fait, le film appartient aux standards du "New Hollywood" et en même temps a conservé un aspect intemporel, décalé. Cain et Sarafian préfère au commentaire directe, explicite, une histoire dépouillée, épurée, laissant au spectateur le choix de son interprétation, ne faisant que suggérer le commentaire au profit d'une atmosphère mélancolique et tragique : comme eux, Kowalski est un étranger dans son propre pays mais ne peuvent échapper à son existence, sa géographie, son histoire, son souvenir. 

Sarafian vient, lui, de la télévision et a fait ses armes, comme Cain, en Angleterre. Ses relations avec Richard Zanuck (qui deviendra le producteur à succès des Dents de la mer, de Steven Spielberg, en 75) seront houleuses dès l'initiation du projet : le réalisateur souhaite confier le rôle principal à Gene Hackman, George C. Scott ou Jack Nicholson, mais Zanuck lui impose Barry Newman. Mécontent, le cinéaste entretiendra des rapports exécrables avec le comédien.

Par ailleurs, Sarafian doit composer avec un budget dérisoire (1,5 millions de dollars... Le film en rapportera dix fois plus !) et seulement 22 jours de tournage, avec une équipe réduite (19 membres, trois caméras) - un enfer logistique pour une histoire aussi abondante en courses-poursuites en décors naturels (le réalisateur traversera plus de 20 000 km pour effectuer les repérages dans des régions isolées où tout le staff devra parfois parcourir 300 km par jour !). Pourtant, ces tensions vont motiver le metteur en scène qui, comme Kowalski, prend le pari de boucler l'affaire dans les temps (ainsi n'hésite-t-il pas à recruter sur place des figurants, comme pour un documentaire).

Sarafian a pu aussi s'appuyer sur son chef opérateur John A. Alonzo, dont la photographie est extraordinaire : lui aussi a été formé à la télévision et s'adapte rapidement à toutes les situations. Rarement un film aura si bien capturé à la fois les grands espaces et la sensation de vitesse : les plans sont admirablement composés (et Hal Ashby pour Harold et Maud, Roman Polanski pour Chinatown ou Brian de Palma pour Scarface s'en souviendront en recrutant ensuite Alonzo). Ses lumières possèdent une texture bien particulière qui rend presque palpable la poussière, la sueur, la chaleur : on ressent tous les états par lesquels passe Kowalski mais aussi "Super Soul", cette espèce de fièvre quasi-mystique, de pulsion suicidaire, de griserie hallucinée.

Plus que tout, Point Limite Zéro donne à voir une Amérique en mutation : ce n'est plus le far-west de Ford, le pays de la New Frontier de Kennedy. De cet espace ne subsiste plus qu'un souvenir, un fantasme : le vide, la solitude ont pris la place de l'espérance, de la conquête. Kowalski ne rencontre plus des pionniers à la recherche de la Terre Promise, mais des sectaires religieux défoncés, des homosexuels psychopathes, des piégeurs de serpents égarés, des hippies en rupture de ban. Seule cette fille blonde chevauchant sa moto complètement nue et prête à se donner à lui parce qu'elle l'idéalise exprime une beauté dans ce désert.

Tout cela, Sarafian et Cain ne l'expriment jamais ouvertement : le film tend à une abstraction et invite chacun à interpréter le spectacle donné comme il l'entend. La ligne droite que suit Kowalski en traversant d'Est en Ouest les Etats contredit son mal-être, les démons du passé qui le hantent et ponctuent le cours du récit dans des flash-backs laconiques. Que cherche-t-il à prouver en pariant qu'il livrera cette Dodge Challenger en un temps record, seul contre tous ? Peut-être rien, sinon fuir, espérer échapper à lui-même autant qu'à ceux qui le poursuivent. Hier, Kowalski a pourtant été un soldat décoré, un flic intègre, mais cela ne lui a pas apporté le bonheur (il a perdu son unique amour et a sombré dans la marginalité avec l'aide de drogues). On finit par comprendre que livrer la voiture n'est pas sa motivation...

Il s'agit plus sûrement d'une tentative d'en finir, d'un suicide programmé. Mais s'il veut mourir, Kowalksi veille à n'entraîner personne avec lui - ainsi le voit-on plusieurs fois revenir en arrière pour s'assurer que ses assaillants ne sont pas blessés. Cette attitude contredit toute position de rébellion contre l'ordre établi : il ne cherche pas à se venger, ni des flics (ses anciens collègues) ni d'autres automobilistes intrépides (comme ceux qu'il affrontait lors de courses de stock-car). S'il est effectivement une sorte de "centaure mécanique", ne faisant qu'un avec son bolide, il n'est sûrement pas le contestataire tel que le décrit le DJ "Super Soul", véritable choeur antique de cet odyssée, promouvant son geste comme un bras d'honneur aux autorités, à l'ordre établi. Ce dernier affirme que Kowalski roule pour tous ceux qui sont oubliés, les exclus, il serait le représentant de la conscience américaine dont il pulvériserait les institutions en semant les policiers. Mais le DJ est, au propre comme au figuré, aveugle : il ne voit pas plus que nous, avant la fin, ce qui agit le chauffeur. Il se contente de récupérer son geste avant d'en comprendre, mais trop tard, la vraie nature, plus individualiste et désespérée.

La course folle de Kowalski devient d'ailleurs un spectacle médiatique et les badauds qui se réunissent pour assister à la fin de son périple s'installent en vérité pour voir un homme se tuer en s'empalant sur les bulldozers à Cisco. Sarafian montre cela sans ambiguïté, on n'est pas du tout dans la même configuration que celle de The Sugarland Express (Steven Spielberg, 1974) où s'exprime une solidarité massive pour le couple Poplin. Ici, les soutiens du pilote comme ses détracteurs ou ses adversaires se placent sans illusion sur la fin de sa trajectoire : l'horizon de Kowalski est bouchée par deux imposants bulldozers qu'il n'a aucune chance de traverser ou de contourner.  

De fait le crash final marque non seulement le terme de la course mais aussi d'une époque, d'une Histoire. Plus évidemment encore, c'est l'expression de la volonté d'un homme contre lui-même : puisqu'il ne peut plus avancer, alors autant mourir, et mourir spectaculairement plutôt que de risquer la capture. Comme le chantera Jeff Buckley, "la vie éternelle est à mes trousses" : Kowalski ne peut plus fuir, ne peut aller plus loin dans ce monde, dans ce temps - il lui faut donc mourir pour échapper aux hommes, à la réalité. Littéralement : disparaître, atteindre le point de non-retour, le Vanishing point du titre.  

Entretemps, Sarafian aura mis en images cette virée de façon à la fois intense et poétique - voir ce plan sublime où, quittant le désert, les pneus de la voiture de Kowalski dessinent une figure dans le sable semblable à un ruban de Möbius, comme une boucle spatio-temporelle. Le réalisateur coupa d'ailleurs au montage une scène sans doute trop explicite où Charlotte Rampling apparaissait telle la Mort annonçant au héros son funeste destin. 

Voyage plus mental que physique en vérité, Point Limite Zéro assume ainsi, en se privant de tout symbolisme trop clair, sa dimension expérimental et transcende son simple statut de road trip protestataire. 

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