dimanche 4 septembre 2016

WHIPLASH, de Damien Chazelle (2014)


WHIPLASH est un film écrit et réalisé par Damien Chazelle.
La photographie est signée Sharone Meir. La musique est composée par Justin Hurwitz.

Dans les rôles principaux, on trouve : Miles Teller (Andrew Neiman), Terence Fletcher (J.K. Simmons), Melissa Benoist (Nicole), Nate Lang (Carl Tanner), Austin Stowell (Ryan Connolly), Paul Reiser (Jim Neiman).

Andrew Neiman, 19 ans, intègre le prestigieux Conservatoire Shaffer en qualité de batteur. Il a pour modèle le musicien Buddy Rich et aspire à atteindre son niveau. Cest ainsi qu'un soir où il répète seul dans une salle il est remarqué par Terence Fletcher, professeur réputé pour son exigence.
Andrew Neiman
(Miles Teller)

Même si leur rencontre a été brève et sans que l'enseignant se soit montré impressionné, Andrew est revigoré et trouve le courage d'aborder Nicole, jeune et jolie étudiante de l'Université voisine de Fordham, qu'il invite à dîner dans une pizzeria. Ils se plaisent et conviennent de se revoir.
Nicole et Andrew
(Melissa Benoist et Miles Teller)

Invité à participer aux sessions du Studio Band menées par Fletcher, Andrew tourne d'abord les pages des partitions de Carl Tanner, le batteur attitré, et assiste, sidéré, à l'intransigeance avec laquelle le professeur dirige l'orchestre, n'hésitant pas à insulter, humilier les élèves chez qui il ne tolère aucune erreur. Ainsi, excédé par le manque de swing de Tanner, il donne sa chance à Andrew, mais sans être très convaincu.
Terence Fletcher
(J.K. Simmons)

Pour justifier ses méthodes, Fletcher rappelle comment lors d'une jam session le jeune saxophoniste Charlie "Bird" Parker reçut une cymbale du batteur "Philly" Joe Jones à la tête pour produire un jeu plus inspiré. La formation participe au concours du Jazz Overbrook où Andrew égare la partition de Carl, incapable alors de jouer de mémoire. Mais le nouveau assure pouvoir se produire sans problème. Sa prestation est impeccable et Fletcher, après le concert, qui vaut le premier prix au groupe, nomme Andrew comme nouveau titulaire.
Mais sa joie est de courte durée car, dès le lendemain, Fletcher introduit Ryan Connelly comme troisième batteur. Carl et Andrew doivent prouver avec lui lequel est le plus capable de mériter sa place au cours d'une séance où ils doivent trouver le tempo exigé par le professeur. Andrew donne tout et regagne son poste.
Andrew et Fletcher

Le jeune homme choisit alors de mettre un terme à sa relation avec Nicole en lui expliquant que c'est préférable avant qu'elle lui reproche de la négliger au profit de la musique. Il se dispute aussi avec son père, professeur de littérature mais écrivain raté, et avec des amis footballeurs, encensés par leurs parents alors qu'ils n'évoluent qu'en troisième division.
Tandis qu'il rejoint l'orchestre pour le concours Dunnelen, Andrew, en retard, survit miraculeusement à un accident de la route et rejoint la scène blessé. Incapable de jouer, Fletcher le lui reproche. Il explose alors et casse la figure à l'enseignant. La sanction tombe rapidement : il est renvoyé du Conservatoire.
Andrew et son père, Jim
(Miles Teller et Paul Reiser)

Il abandonne la batterie et accepte, comme le lui demandent son père et l'avocate des parents de Sean Casey, ancien élève de Fletcher, qui s'est suicidé par pendaison (et non tué en voiture comme le prétendait ce dernier), pour que l'enseignant soit exclu.

Un soir, par hasard, en passant devant un club, Andrew remarque le nom de Fletcher au programme et le voit jouer du piano avec une petite formation sur scène. Ils prennent un verre ensemble et l'ancien enseignant lui propose de remplacer le batteur de l'orchestre qu'il va diriger à un concert du JVC Festival. C'est un piège car Fletcher sait qu'il a été licencié à cause du témoignage d'Andrew. Mais l'élève impressionnera l'audience en réussissant une prodigieuse prestation, entraînant l'orchestre à sa suite, et de bluffer le prof. 

Whaouh ! Quel film extraordinaire, quelle intensité ! 105 minutes de grand cinéma. Le premier film de Damien Chazelle, qui est un développement d'un de ses courts métrages, a été une des sensations critique et publique de 2014, raflant de nombreuses récompenses, et on comprend pourquoi en le découvrant.

La puissance du résultat est sans nulle doute due au fait que cette histoire a été inspirée au cinéaste par sa propre expérience, qui, durant ses études à Princeton, fit partie d'un groupe de jazz mené par un enseignant charismatique et exigeant. Sa passion pour le batteur Buddy Rich, l'idole de Andrew Neiman, le héros, complète le tableau.

Au début, le script compte seulement 85 pages et le court métrage qui en est tiré met en scène Johnny Simmons et JK Simmons : présenté au festival de Sundance en 2013, le résultat est acclamé et attire l'attention de producteurs. Miles Teller signe pour le rôle de l'élève, puis Melissa Benoist est engagée pour jouer Nicole, sa petite amie (un rôle très court, mais mémorable, dans laquelle celle qui incarne depuis Supergirl sur CBS livre une interprétation très sensible).

Le tournage, très serré (moins de trois semaines) pour un budget réduit, est ponctué par un accident du réalisateur en voiture, mais il abrège son hospitalisation pour revenir diriger son film : l'évocation d'une collision routière et une scène identique renvoient directement à cette expérience en s'intégrant parfaitement à la narration.  

L'interprétation est remarquable : JK Simmons recevra de façon mérité l'Oscar du meilleur second rôle pour sa composition, et Miles Teller est également impressionnant, exécutant les 2/3 de ses parties de batterie (instrument qu'il pratiquait depuis l'âge de 15 ans). Les blessures qu'il subit à l'écran sont donc réelles - d'autant que Chazelle ne coupait pas la scène quand il jouait, le laissant jouer jusqu'à l'épuisement !

Mais Whiplash est-il vraiment (seulement) un film sur la musique ? La relation maître-élève ? La pratique du jazz ? 

En vérité, le film ressemble davantage à un film de guerre : Fletcher fait ainsi penser à l'instructeur dans Full Metal Jacket de Sanley Kubrick (1987), éructant, se mettant dans des rages folles, dirigeant ses musiciens comme un militaire (arrêtant tout le monde le poing levé dès qu'une fausse note retentit, que le tempo ne lui convient pas). Comme Lee Ermey, il humilie ses troupes avec des insultes racistes et sexistes. Il est antipathique mais s'en moque car il est en position dominante et justifie ses méthodes au nom d'un exercice de la musique fondé sur le dépassement de soi. 

Mais le personnage d'Andrew est aussi ambigu : en quête d'excellence, il se soumet d'abord à Fletcher tout en craquant sous le poids de la pression. Sa passion lui permet de se remettre mais sans qu'il semble en mesurer les conséquences. Ainsi sacrifiera-t-il sa relation amoureuse avec Nicole, se disputera-t-il avec son père, ses amis sportifs, non sans arrogance - l'influence de l'enseignant déteint sur lui. La seule chose qui le fera basculer sera l'introduction d'un troisième batteur, un concurrent objectivement moins doué, au moment où il a prouvé sa valeur et sa volonté de tenir sa place à n'importe quel prix (jusqu'à monter sur scène après avoir failli se faire tuer en voiture). 

Pour Fletcher, on ne devient un bon musicien digne de ce nom, c'est-à-dire supérieur au tout-venant par un style unique, irremplaçable, qui vous survit, qu'en étant durement instruit, en étant littéralement poussé à bout. Il est acquis, dans la dernière partie du film, que Fletcher a tellement usé un de ses élèves que celui-ci a mis fin à ses jours - alors que le professeur avait raconté auparavant à sa classe que la victime avait péri dans un accident de la route. Cette partie manipulatrice se manifeste de manière encore plus vicieuse dans le dénouement lorsque Fletcher avoue à Andrew qu'il sait avoir été renvoyé à cause de son témoignage contre lui et, pour le lui faire payer, ouvre le concert du JVC Festival par un morceau que le batteur n'a pas répété. D'abord ridiculisé, le jeune homme quitte la scène, étreint son père, puis, contre toute attente, retourne s'asseoir derrière ses fûts et délivre un solo époustouflant, dans lequel il entraîne l'orchestre, mais aussi par lequel, s'il bluffe son ancien prof, valide sa méthode. Cette chute est diabolique : le spectateur est sidéré par le numéro d'Andrew, ravi de le voir enfin "vaincre" Fletcher sur son terrain, mais en même temps, cette victoire a un goût amer quand on considère que le musicien a accompli cette prouesse grâce (ou à cause, c'est selon) à la façon dont son enseignant l'a conditionné.

Chazelle n'a d'ailleurs pas voulu se prononcer sur le fait que Fletcher ait ou non raison d'agir ainsi. La question demeure, et donne sa force troublante au film : est-ce que ça en vaut le coup ? Faut-il souffrir à ce point pour se révéler ? La fin est terrible car Miles est devenu ce que voulait Fletcher, un garçon ayant tout donné pour son art, mais désormais seul. La victoire d’Andrew sur lui-même et sur Fletcher est aussi et surtout celle de ce dernier puisqu'il a donné naissance à un batteur génial. puisqu’il atteint son objectif ultime en ayant travaillé à la naissance d’un nouveau batteur de jazz de génie. 

L'autre élément dérangeant vis-à-vis du personnage d'Andrew se manifeste dans la scène du repas : face à des proches qui dévalorisent la musique, stigmatisent ses dérives en citant tous les jazzmen qui ont été toxicomanes et sont morts précocement, alors que ses cousins sont des sportifs "sains", correspondant aux standards de la masculinité traditionnelle, il leur répond qu'ils ne jouent qu'en troisième division tandis que lui ambitionne de devenir rien moins qu'un des plus grands musiciens de son époque et se donne tous les moyens pour y parvenir (y compris donc en s'opposant à sa famille, leur morale étriquée, en se séparant de la fille qu'il aime et qui l'aime). Déjà, il est en train de devenir l'émule de Fletcher, homme seul et intransigeant, arrogant, méprisant, pour qui la fin justifie les moyens. 

De fait, et c'est ce qui le rend à la fois si intense mais aussi discutable, le jazz est montré dans Whiplash comme une musique de combat, non pas au sens politique du terme (alors même que ses musiciens les plus fameux et doués étaient des noirs issus d'une Amérique blanche, vivant mal de leur art, souvent contraints à l'exil, peu reconnus de la critique et du grand public de leur vivant), mais comme une pratique exaltant la virilité, la performance physique. Le film ne recule pas devant certaines images choc pour représenter cet aspect sportif : cloques, crampes, sueurs, mains en sang, corps rompus par l'effort - au diapason du titre (qui signifie le claquement d'un fouet), la violence est omniprésente.

Il s'agit aussi moins, en définitive, de jouer de façon inspirée, contrairement à ce que prétend Fletcher, que de jouer avec ses tripes : il harangue ses batteurs à produire un tempo rapide comme un entraîneur avec des sprinteurs. Au bout de cette course folle, il s'agit en fait de prendre les commandes car la batterie est l'instrument qui guide l'orchestre en lui indiquant le rythme. Lors du concert final, cela passe par une forme de putsch, de prise de pouvoir en force par Andrew qui n'accepte plus la direction de Fletcher, lui rend coup pour coup, en jouant plus fort, plus vite que jamais, prend le contrôle du Big Band, en devient le chef. Jouer avec excellence signifie alors dominer - le groupe et celui qui le dirige. Il n'est plus du tout question de transmette une émotion musicale, mais d'exprimer son emprise, il ne s'agit plus de jouer avec les autres mais de les conduire. Il n'est plus question d'écouter les autres, mais que les autres vous écoutent et vous obéissent.

Andrew devient indéniablement un bon batteur, mais pas un bon musicien : le film donne donc une vision dure, cynique du jazz, produit dans un système éducatif, scolaire, académique, et non pas dans la complicité développée par des musiciens, éprouvée par l'improvisation, la complémentarité, la solidarité. 

Etonnamment donc, Whiplash devient pour Damien Chazelle un film de combat pour dénoncer une manière de jouer cette musique contre sa nature profonde. Le jazz est liberté, indomptable, dépasse le formatage, la virtuosité y compte moins que le feeling, le mood (beaucoup de grands jazzmen étaient d'ailleurs des autodidactes incapables de lire une partition), et si certains de ses musiciens le jouaient avec un certain mysticisme, c'est d'abord le plaisir qui était recherché (pour échapper à des existences douloureuses, des conditions de vie précaires). Plus encore donc que d'implacables break de batterie, de chorus explosifs et bien cadrés, c'est en discutant l'apprentissage tel que professé par Fletcher et admis par Andrew que le film impressionne le plus : il nous montre que cette façon-là de jouer est non seulement terrible, mais erronée, et qu'en croyant atteindre le Graal, son héros s'est égaré.

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