vendredi 2 septembre 2016

SMOKE, de Wayne Wang et Paul Auster (1995)


SMOKE est un film réalisé par Wayne Wang et écrit par Paul Auster.
La photographie est signée Adam Holender. La musique est composée par Rachel Portman.

Dans les rôles principaux, on trouve : William Hurt (Paul Benjamin), Harvey Keitel (Auggie Wren), Harold Perrineau Jr. ("Rashid"/Thomas Jefferson Cole), Stockard Channing (Ruby McNutt), Forest Whitaker (Cyrus Cole), Ashley Judd (Felicity).

Quartier de Brooklyn, New York. 1990. Le destin de plusieurs individus se croisent et sont bouleversés à la suite de ces rencontres :  
 Auggie Wren et Paul Benjamin
(Harvey Keitel et William Hurt)

- Paul Benjamin est un écrivain qui termine difficilement son nouveau manuscrit après plusieurs années d'interruption. Il a cessé d'écrire suite à la mort de sa femme lors du braquage d'une banque. Un soir, en allant chercher ses cigarillos préférés à la boutique d'Auggie Wren, il découvre la passion secrète de ce dernier qui photographie chaque jour à la même heure la rue devant son établissement. En feuilletant les albums où il a rassemblés ses clichés depuis 14 ans, Paul aperçoit, bouleversé, plusieurs images de sa femme, qui venait lui acheter son tabac chez Auggie.
"Rashid" et Paul Benjamin
(Harold Perrineau Jr. et William Hurt)

- Rashid est un adolescent noir de 17 ans qui sauve Paul Benjamin d'un accident lorsque celui-ci traverse sans faire attention un passage pour piétons. Pour le remercier, l'écrivain lui offre de l'héberger durant deux jours et deux nuits. Le garçon cache un sac en papier rempli d'argent dans la bibliothèque de son hôte avant de repartir à la date convenue mais sans pouvoir récupérer son magot.
 Ruby McNutt et Auggie Wren
(Stockard Channing et Harvey Keitel)

- Ruby McNutt est une ancienne amante de Auggie Wren qui resurgit dans sa vie pour lui annoncer qu'ils sont les parents d'une jeune fille, Felicity, toxicomane et enceinte. Il se laisse convaincre d'aller la voir ensemble pour la convaincre de suivre une cure, mais la rencontre se déroule mal : elle a avorté et refuse de les revoir.
Felicity
(Ashley Judd
"Rashid" et Cyrus Cole
(Harold Perrineau Jr. et Forest Whitaker)

- Cyrus Cole est un garagiste noir qui s'est installé dans une maison hors de la ville. Ses affaires ne sont pas florissantes et quand il voit débarquer Rashid, il le prend pour un voyou. Mais constatant son erreur, il consent à l'employer pour qu'il range son débarras. Cyrus explique au garçon qu'il a perdu sa main gauche (aujourd'hui remplacé par une prothèse en forme de crochet) dans un accident de la route qui a aussi coûté la vie à la femme qu'il aimait. Aujourd'hui il en aime une autre avec laquelle il a eu un bébé. L'identité et les motivations de Rashid lui sont révélées le jour où Paul Benjamin et Auggie Wren s'arrêtent au garage et Cyrus découvre que l'adolescent est son fils, dont le vrai prénom est Thomas Jefferson, avec lequel il se réconcilie, passé un accès de colère et de déni.
Auggie Wren

- Auggie Wren tient donc un petit magasin où il vend du tabac. Par amitié pour Paul Benjamin, il emploie provisoirement Rashid mais celui-ci abîme accidentellement un coûteux lot de cigares réservé à de riches clients. Pour le dédommager, le garçon lui donne les 5 000 $ qu'il avait cachés chez Paul, après les avoir volés à deux voyous (ce qui l'avait obligé à fuir son quartier). Mais Auggie préférera donner cet argent à Ruby après leur rencontre avec Felicity. Les fêtes de fin d'année approchent et Auggie rend un autre service à Paul, à qui un journal a passé commande pour écrire un conte de Noël, en lui racontant une histoire qu'il a vécue quatorze ans auparavant et qui lui inspira sa passion pour la photo...

Smoke a été réalisé à partir d'un scénario original de l'écrivain Paul Auster à la demande du cinéaste Wayne Wang. Ce dernier avait découvert son oeuvre en 1990 en lisant dans le "New York Times" sa nouvelle Auggie Wren’s Christmas Story : ce conte est intégralement raconté puis mis en images à la fin du film, et fourniront au personnage de Paul Benjamin de satisfaire une commande pour un journal. La boucle est bouclée entre la réalité et la fiction, Auster intégrant sa propre création initiale dans le corps du script. C'est une sorte de résumé du projet contenu dans le jeu permanent entre le réel et l'imaginaire, qui se nourrissent l'un l'autre. Comme le déclare Auggie Wren :

"Si tu ne partages pas tes secrets avec tes amis,
quel genre d'ami es-tu ?"

C'est ainsi la magie de Noël qui traverse non seulement le conte raconté par Auggie et écrit par Auster, mais aussi irrigue le film tout entier, nourrissant la confusion entre l'histoire et la vérité, le possible baratin d'un habile narrateur et la vérité d'une expérience vécue. Ce point prend d'autant plus de relief que le conte est communiqué par un homme dont la passion est la création d'images puisque Auggie, en plus d'être un commerçant, est un photographe, certes amateur, au projet conceptuel singulier (photographier chaque jour à la même heure le même coin de rue - cela rappelle les expériences de Sophie Calle, une des muses de Paul Auster), mais talentueux. Mais on s'exprime autant par la parole que par l'image au cinéma.

Pour en revenir à la genèse de Smoke, elle a pris du temps à Auster, qui entretemps publia deux romans (Leviathan en 1992 et Mr Vertigo en 1994) : il n'a développé le script qu'à partir de 1993, finalisé deux ans plus tard à la suite d'échanges Wayne Wang. Le résultat de cette collaboration étroite explique pourquoi au générique du film le nom du romancier est cité comme co-auteur à égalité avec le réalisateur.

Les familiers de l'oeuvre d'Auster (même si le film ne s'adresse pas qu'aux initiés et est appréciable par tous) se régaleront des motifs transmis au film : ainsi le titre même renvoie à l'expression "to blow smoke" - raconter des salades. Toute l'histoire exprime ce goût du dialogue, de la discussion, du bavardage, mais ce qui est dit entre les personnages, même si cela apparaît d'abord comme banal, prend tout son sens à un moment. Il est surtout question du talent de conteur des personnages et ainsi Rashid louera-t-il les qualités d'écrivain de Paul comme Paul s'amusera de l'habileté de narrateur d'Auggie. Cyrus résume son passé en lui conférant une morale digne d'une fable, convaincu d'avoir été mutilé par la volonté de Dieu pour le punir. Et Ruby admettra devant Auggie qu'il n'y a en vérité que 50% de chances que Felicity soit sa fille. Le scénario se découpe en cinq actes, correspondant aux cinq protagonistes (1. Paul ; 2. Rachid ; 3. Ruby ; 4. Cyrus ; 5. Auggie), et se déploie lentement, dévoilant les connections entre chacun des héros, leurs antécédents, leurs souvenirs.

Si Auster s'est par la suite consacré seul à la réalisation de deux longs métrages (Lulu on the bridge en 1997 et La vie intérieure de Martin Frost en 2007), (re)voir Smoke demeure la meilleure transposition de son univers sur grand écran comme un prolongement de ses romans. Cette caractéristique alimente d'ailleurs un autre thème du film avec le croisement des arts dont la séquence finale (en noir et blanc) est l'illustration parfaite : après avoir vu et entendu Auggie raconter comment il a volé l’appareil photo dont il se sert depuis 14 ans, tandis que le générique de fin commence à défiler, on voit son histoire en images, comme pour prouver qu'il n'a pas menti, mais aussi comme si l'image prolongeait les mots. 

La fumée du titre évoque aussi le brouillage entre les formes artistiques et les artistes à mesure qu'ils deviennent complices tout en contrastant avec la simplicité de la mise en scène (que certains critiques trouvèrent "fade" à cause de cela alors qu'elle correspond à la narration fluide des romans d'Auster) : ainsi l'amitié qui se noue entre l'écrivain en mal d'inspiration et le buraliste photographe amateur mais doué peut s'interpréter comme la relation qui s'est établi entre Auster, l'homme de mots, et Wang, l'homme d'images. Auster a, comme Auggie avec Paul, offert une histoire à Wang en lui laissant la liberté de la mettre en scène. 

Mais si l'influence d'Auster est indéniable et fait de Smoke une de ses productions évidente, il ne faut pas rabaisser Wayne Wang au rang de simple "metteur en images" de cette histoire. A cette époque, c'est un cinéaste établi depuis plus d'une décennie, révélé en 1982 (avec Chan is Missing), sa contribution a été soulignée par le romancier au niveau de la direction des acteurs (tous excellents, sobres et justes, au point qu'il est impossible de distinguer la qualité des prestations de l'un par rapport aux autres : Harvey Keitel, William Hurt, Harold Perinneau Jr - que le grand public retrouvera plus tard parmi les survivants de la série télé Lost - , Stockard Channing et Forest Whitaker ne font pas de "numéros", de "performances", s'alignant sur la sobriété générale du film), mais aussi de l'importance accordée à la musique, au montage (le réseau complexe des héros est remarquablement bien exposé, le récit est toujours lisible, la photo de Adam Holender est classique mais soignée).

Paul Benjamin, Auggie Wren, Rashid, Ruby, Cyrus Cole se distinguent du lot des bavards (notamment ceux qui traînent dans le magasin de Auggie) par leur aisance verbale, tous à leur manière vivent leur vie comme des héros de romans et enjolivent celles des autres avec des histoires diverses mais divertissantes : on retiendra l'anecdote sur la manière dont Walter Raleigh (mentionné déjà dans Moon Palace et Léviathan), qui introduisit avec succès le tabac à la cour d’Elisabeth I et devient son favori, calculait le poids de la fumée ; ou celle de cet homme parti skier et qui retrouve sous la glace le corps de son père porté disparu en montagne des années auparavant (à présent le fils est plus vieux que son père conservé intact dans le froid). De la même manière, Auggie révèle à ses clients curieux les circonstances dramatiques à l'origine de la panne d'inspiration de Paul, Ruby embobine Auggie pour aller tenter de raisonner Felicity, Rashid ment successivement à Paul puis à Cyrus (en se présentant à lui sous le nom de Paul Benjamin), et Cyrus raconte donc comme une fable l'accident qui lui a coûté l'amour et son bras gauche. Toute l'action tend à sublimer la verve au geste, et quand le silence s'impose, c'est au détour de la découverte d'une photo où Paul revoit sa femme tragiquement disparue dans un album d'Auggie. 

Smoke invoque aussi la coïncidence : Eileen Benjamin aurait-elle été épargnée si Auggie l'avait retardée en lui parlant un peu plus ? Que serait devenu Rashid s'il n'avait évité à Paul d'être écrasé en traversant sans faire attention un passage pour piétons ? Felicity aurait-elle avorté si Auggie et Ruby l'avaient rencontrée plus tôt ? Le film, comme les romans de Paul Auster, font de ces coïncidences un ressort dramatique et rappelle à quel point le monde est imprévisible, chaotique, tandis que raconter des histoires exige au contraire d'en contrôler les rouages. Si tous les personnages du film aiment tellement raconter des histoires, c'est parce qu'en vérité il en maîtrise la mécanique alors qu'ils n'ont pas de prise sur les accidents du réel, les impondérables du quotidien, tout ce que la vie peut vous infliger de tragique et qui nous dépasse.

Produit d’une rêverie entre un écrivain et un réalisateur, réunis pour une adaptation où chacun s'approprie le champ d'expression de l'autre, Smoke est un film à la fois facile à aimer, à comprendre, et complexe à résumer, riche à analyser - une sorte de manifeste sur l'art de la narration. Il a permis la rencontre de deux univers artistiques, qui s’enrichissent l'un l'autre et aboutissent à un résultat fascinant, au ton et au regard chaleureux, humanistes. Comme les héros échangent, on a envie de transmettre ce film comme un présent, convaincu du bien-être qu'il prodigue.

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