jeudi 4 mai 2017

MAESTRO, de Léa Fazer (2014)


MAESTRO est un film réalisé par Léa Fazer.
Le scénario est écrit par Jocelyn Quivrin et Léa Fazer. La photographie est signée Lucas Leconte. La musique est composée par Clément Ducol.


Dans les rôles principaux, on trouve : Pio Marmaï (Henri Renaud), Michaël Lonsdale (Cédric Rovère), Déborah François (Gloria), Alice Bélaïdi (Pauline), Nicolas Bridet (Nico), Dominique Reymond (Francine), Micha Lescot (José), Grégory Montel (Sam).
 Henri Renaud et Cédric Rovère
(Pio Marmaï et Michaël Lonsdale)

Jeune acteur, plus friand de films d'action hollywoodiens que de cinéma d'art et d'essai, Henri Renaud, recommandé par son amie Pauline, passe une audition pour le nouveau film de Cédric Rovère, inspiré des Amours d'Astrée et Céladon. Contre toute attente, il est retenu pour un rôle !
Gloria, Henri, Pauline, Nico, Francine et Rovère
(Déborah François, Pio Marmaï, Alice Belaïdi, Nicolas Bridet,
Dominique Reymond et Michaël Lonsdale)

Mais une fois sur le plateau de tournage, qui se déroule en plein air dans la campagne, c'est la désillusion pour Henri et son meilleur pote, Nico, qui l'a accompagné pour faire de la figuration : l'hôtel où ils logent est une modeste auberge, les répétitions ont lieu dans un cloître abandonné, les comédiens doivent jouer sans y mettre de sentiment et son vêtus de jupettes. Tout ça pour un salaire de 2 700 Euros ! 
Gloria
(Déborah François)

Seul point positif dans cette galère : la présence de la ravissante Gloria, fan absolue de Rovère... Mais également convoitée par Pauline ! Le tournage débute mal avec la défection de l'acteur principal - dont Henri hérite du rôle et pour lequel il doit apprendre à jouer du biniou, flanqué d'un chien qu'il lui faut dresser - et les travaux dans les champs des paysans aux alentours perturbent les prises de vue - ce qui obligera à réenregistrer la majorité des sons en post-synchronisation.   
Francine et Rovère
(Dominique Reymond et Michaël Lonsdale)

La régisseuse (et caméra-woman occasionnelle), Francine, totalement dévouée à Rovère, se désole de ces conditions mais le cinéaste ne s'en formalise pas, tout entier concentré sur sa tâche. Gloria tente de responsabiliser Henri, surpris lors d'une scène, où il n'apparaissait qu'en arrière-plan, en train de répondre au téléphone, mais Rovère lui conserve sa confiance intacte. Le jeune homme, touché, se surpasse alors et s'émeut même de la solidarité de l'équipe et de la beauté poétique de l'intrigue - quand bien même il déplore lorsque certains ricanent lorsqu'il exprime son admiration pour Bruce Willis ou les émules de l'Actor's studio.
Henri et Gloria

Pour séduire Gloria, Henri n'hésite pas, entre deux prises, à réciter des vers de Verlaine que Rovère lui a déclamé quand ils étaient seuls. La jeune femme se trouble quand, lors d'une scène de baiser, elle s'abandonne dans les bras de son partenaire... Même si ensuite, elle n'assume pas ce moment où elle a lâché prise. 
Pauline, Rovère et Henri
(Alice Bélaïdi, Michaël Lonsdale et Pio Marmaï)

Le tournage s'achève par une fête, dans une ambiance complice où chacun mesure le plaisir pris à participer à cette expérience atypique. Mais Henri ne parvient pas à conclure avec Gloria qui, honteuse, s'est enivrée, et qu'il reconduit, en grillant la politesse à Pauline, à son hôtel. Elle s'endort en prononçant le nom de Henri et il a veille, attendri. Au matin, elle a salué l'équipe avant de disparaître.   
Gloria et Rovère

Quelque temps après, Henri croise Rovère dans une librairie où le cinéaste lui annonce que le film a été sélectionné à la Mostra de Venise. Le jeune homme accompagne le maestro et retrouve sur place Gloria : grâce à leur metteur en scène, ils peuvent enfin s'avouer leur amour - et exprimer, en conférence de presse, tout le respect pour Rovère et l'émotion d'avoir participé à son oeuvre.

Jocely Quivrin avait 27 ans quand il a tourné, en 2006, Les Amours d'Astrée et Céladon sous la direction d'Eric Rohmer, 86 ans. Alors qu'ils évoluaient dans des genres cinématographiques opposés, le comédien sera transformé par cette collaboration au point d'écrire une première version d'un scénario qui en était inspiré. Mais il ne tournera jamais cette auto-fiction, décédant brutalement dans un accident de la route en 2009 - Rohmer disparaîtra trois mois plus tard en 2010.

C'est une amie de l'acteur, Léa Fazer, avec l'accord de la compagne d'alors de Quivrin, Alice Taglioni, qui décide de concrétiser cet hommage, en le romançant à peine, et sous la forme d'une comédie.

Le résultat, produit avec visiblement presque aussi peu de moyens que le long métrage de Rohmer/Rovère, brille pourtant par sa générosité pétillante et son émotion pudique. Il s'agit d'abord d'un récit initiatique d'un jeune acteur, dont la carrière ne décolle pas mais qui rêve de figurer dans un blockbuster à la testostérone et qui est embarqué dans un film artisanal. La réalisatrice épingle, gentiment, les travers inhérents à ces deux cultures : un certain snobisme de la part des tenants du cinéma d'auteur pour tout ce qui est facilement divertissant, et le sarcasme des fans des productions populaires envers les longs métrages fauchés et intimistes. Mais il ne s'agit, jamais, de régler des comptes, plutôt de montrer que, malgré leurs différences, ces deux mondes ne sont pas irréconciliables mais plutôt animés par une même passion - raconter sincèrement des histoires en espérant que le public y soit sensible.

Léa Fazer observe ce drôle d'attelage avec bienveillance, et le film est souvent drôle quand il s'agit de décrire les difficultés liés au tournage (en plein air, au milieu des champs, avec des paysans qui travaillent autour), à la direction d'acteurs (pour valoriser le texte, le dire sans sentiment), aux différences générationnelles (Rovère consulte Henri pour connaître la signification de mots argotiques, Henri apprend à savourer la poésie - quand bien même, au début, pour séduire Gloria - au contact de Rovère). Les seconds rôles contribuent à l'humour et au sens de la nuance de l'ensemble (formidables Dominique Reymond en régisseuse dévouée, Grégory Montel en assistant stressé, Micha Lescot en éphèbe précieux, et Alice Bélaïdi, solaire en amoureuse dépitée).

A ce jeu, Michaël Lonsdale, aussi bonhomme et massif que Rohmer était sec et élancé, incarne génialement ce cinéaste qui semble d'abord à l'Ouest mais qui se révèle un habile Pygmalion, philosophe et manipulateur. A ses côtés, Pio Marmaï est irrésistible de malice, grand benêt moqueur, dragueur roublard, avant d'être conquis par cette expérience. Déborah François est, comme toujours, lumineusement belle, d'une grâce délicieuse en groupie éperdue bien que maladroite pour assumer ses sentiments.

Léa Fazer a su, profondément, respecter l'esprit du sujet : c'est une histoire de transmission - celle qui consiste à concrétiser le récit de son ami disparu, mais aussi celle de la passion communiquée par un vieux cinéaste à de jeunes comédiens, et enfin celle d'émouvoir avec élégance et esprit le public. On quitte ce Maestro durablement charmé.

mercredi 3 mai 2017

JEUNE & JOLIE, de François Ozon (2013)


JEUNE & JOLIE est un film écrit et réalisé par François Ozon.
La photographie est signée Pascal Marti. La musique est composée par Philippe Rombi.


Dans les rôles principaux, on trouve : Marine Vacth (Isabelle), Géraldine Pailhas (Sylvie, sa mère), Frédéric Pierrot (Patrick, son beau-père), Fantin Ravat (Victor, son frère cadet), Johan Leysen (Georges), Charlotte Rampling (Alice, sa veuve), Serge Hefez (le psy), Jeanne Ruf (Claire), Laurent Delbecque (Alex), Lucas Prisor (Félix), Carole Franck (la policière).
 Isabelle
(Marine Vacth)

Eté. Isabelle perd sa virginité en couchant avec un flirt de vacances, Félix : elle n'éprouve aucun plaisir mais se voit en train d'être dépucelée. Seul son jeune frère, Victor, est mis dans la confidence. Peu après, elle fête avec ses parents et un couple de leurs amis son 17ème anniversaire.
Isabelle a rendez-vous avec un client

Automne. Lycéenne sans histoire, élève brillante, Isabelle se rend en secret dans un hôtel chic où l'attend, dans une chambre, Georges, homme d'âge mûr, marié et père d'une fille, avec qui elle couche pour de l'argent. L'adolescente se prostitue depuis la rentrée des classes, contactant ses clients via un site de rencontres sur Internet et apprenant à deviner les désirs des hommes en regardant des vidéos pornos. Elle ment à sa meilleure amie, Claire, en racontant fréquenter un dentiste de 32 ans.
Georges et Isabelle
(Johan Leysen et Marine Vacth)

Isabelle enchaîne les passes, toujours avec des hommes fortunés, qui l'humilient parfois mais la paient bien. A la maison, ses relations avec Sylvie, sa mère, remariée à Patrick, sont tendues, alors qu'ils sont financièrement aisés et permissifs. Un soir qu'elle les accompagne au théâtre, elle aperçoit, lors de l'entracte, Georges avec une femme (elle apprendra ensuite qu'il s'agissait de sa fille) puis sa mère en compagnie de Peter, le mari du couple d'amis avec lequel ils ont passé les vacances d'été et qui est à l'évidence son amant. 
Pourquoi fait-elle ça ?

Isabelle revoit Georges mais il est victime d'un malaise cardiaque pendant qu'ils font l'amour. Elle tente, en vain, de le réanimer avant de fuir, en prenant l'argent. Ce drame l'incite à interrompre son activité, au moins provisoirement (elle s'est blessée au front accidentellement en sortant de la chambre d'hôtel). 
Avec un autre client

Hiver. La police a enquêté sur la mort de Georges et remonté la piste jusqu'à Isabelle. Après avoir parlé avec Sylvie, les autorités interrogent la jeune fille qui raconte dans quelles circonstances elle a commencé à se vendre, sans être sous le joug d'un proxénète mais après avoir été abordée dans la rue par un inconnu. Pourquoi a-t-elle continué ? Elle ne répond pas, même au psy qu'elle a désormais l'obligation de rencontrer une fois par semaine et qu'elle tient à payer avec son argent (plutôt que d'en faire don à une bonne oeuvre comme le suggérait sa mère). 
Sylvie et sa fille, Isabelle
(Géraldine Pailhas et Marine Vacth)

Isabelle devient la baby-sitter des enfants de Peter et son épouse. Le dialogue avec Sylvie est toujours délicat, même si Patrick tente de jouer au modérateur. La fille révèle à sa mère qu'elle sait pour sa relation avec Peter - et que si elle le lui avait avouée, cela aurait été une marque de confiance. Claire, sa meilleure amie, perd à son tour sa virginité, dans des circonstances déplaisantes. Isabelle accepte de l'accompagner à une fête où elle se rapproche d'Alex, un camarade de classe. Ils entament une relation amoureuse. 
"J'ai tout arrêté."

Printemps. Prête à rompre avec Alex, Isabelle démarche sur le Net de nouveaux clients. Elle en attend un dans le salon d'un hôtel et rencontre alors Alice, la veuve de Georges. Elles montent dans une chambre et s'allongent l'une à côté de l'autre sur le lit. Isabelle s'assoupit, puis se réveille en sursaut, seule - et soulagée d'être pardonnée de la mort de Georges, délivrée de son passé ?

François Ozon est un sacré numéro : il livre avec une régularité métronomique chacun de ses films, dont il écrit les scénarios en abordant à chaque fois des sujets audacieux, tout en conservant une qualité esthétique étonnante. Avec son physique de gendre idéal, c'est un cas à part dans le paysage cinématographique français. Et Jeune & Jolie illustre parfaitement la singularité du bonhomme et de son oeuvre, cette fois en posant un regard détaché et confondant sur une jeune fille qui se prostitue.

Le film est désarmant. Comme son auteur qui semble s'amuser comme un sale gosse avec cette histoire perturbante, racontée avec aplomb mais sans arrogance. Son aisance technique, sa capacité à explorer à la fois des thèmes similaires et subtilement variés, servent un goût affiché, assumé, pour les univers pervers (Swimming Pool ou Dans la maison par exemple) ou la transgression des codes populaires (les adaptations de pièces de théâtre comme Potiche ou Gouttes d'eau sur pierres brûlantes). Il puise une énergie indéniable dans cette volonté de brouiller les cartes, d'aller vite (sans jamais bâcler), de surprendre.

Cet opus s'inscrit dans la lignée de son excellent Sous le sable (avec déjà Charlotte Rampling, dans le rôle d'une veuve étrangement apaisée) : c'est un récit mystérieux, envoûtant, dont la sensualité est contrebalancée par un oeil froid, dépassionné, tout à fait étonnant.

En s'amusant à citer un magazine pour jeunes filles dans son titre, le cinéaste ne fait pas que désigner son éblouissante interprète, la révélation Marine Vacth (qui tourne peu mais bien, se partageant entre le grand écran et le mannequinat), qui joue sans se soucier de paraître sympathique, avec une insolente classe. Il fait preuve d'ironie pour un scénario qui n'a rien d'une bluette et se refuse à répondre simplement à ce qui pourrait passer pour une expérience limite d'une adolescente qui se vend sans prendre plaisir à l'acte sexuel mais sans avidité non plus - sa famille est argentée.

Les motivations d'Isabelle resteront aussi insondables, incompréhensibles, pour sa mère, son beau-père, les policiers, son psy, que pour le spectateur. Jusqu'au bout, elle gardera son secret, alimentant génialement notre frustration - ainsi Ozon échappe-t-il aussi à la comparaison avec Belle de jour de Buñuel avec son héroïne bourgeoise frustrée et masochiste. Surtout il nous laisse libre d'imaginer pourquoi la jeune fille fait ce qu'elle fait - échapper à un quotidien fade, défier sa mère, se démarquer des autres filles de son âge, chercher chez d'autres hommes son père absent, se moquer d'un beau-père si cool (au point qu'il lui fait penser à un de ses clients), tester son pouvoir d'attraction... 

En nous laissant spéculer sans fin, François Ozon prend des risques fous - laisser filer notre intérêt, être indifférent au sort d'une fille introvertie, parfois antipathique (alors qu'on a tant besoin d'apprécier ou au moins de s'intéresser à l'héroïne). Mais il nous retourne aussi avec un magistral twist final. Le résultat, à l'influence "Bressonienne", exempt de jugement, de morale, produit un trouble intense, durable, mémorable. 

mardi 2 mai 2017

DANS LA COUR, de Pierre Salvadori (2014)


DANS LA COUR est un film réalisé par Pierre Salvadori.
Le scénario est écrit par Pierre Salvadori et David Colombo-Léotard. La photographie est signée Gilles Henry. La musique est composée par Grégoire Hetzel.


Dans les rôles principaux, on trouve : Gustave Kervern (Antoine), Catherine Deneuve (Mathilde), Féodor Atkine (Serge), Pio Marmaï (Stéphane), Nicolas Bouchaud (M. Maillard), Michelle Moretti (Colette), Oleg Kupchik (Lev), Garance Clavel (l'ex d'Antoine).
 Serge, Mathilde et Antoine
(Féodor Atkine, Catherine Deneuve et Gustave Kervern)

Insomniaque et dépressif, Antoine est engagé comme gardien d'immeuble. Il doit rapidement composer avec les locataires comme M. Maillard qui se plaint sans cesse des vélos entreposés dans la cour par Stéphane, ou des importuns comme Lev, agent de sécurité qui démarche aussi pour distribuer des brochures religieuses accompagné de son doberman. Pour tenir le coup, Antoine se bourre de Lexomil (fourni par sa conseillère Pôle Emploi) qu'il avale avec de la bière (résultat : il souffre de démangeaisons aux bras et de crampes intestinales).
Mathilde, Antoine et Colette
(Catherine Deneuve, Gustave Kervern et Michelle Moretti)

La situation va prendre un tour étrange lorsque Mathilde, la propriétaire de l'immeuble, est obsédée par une fissure sur un des murs de son salon, dont elle craint qu'elle n'annonce carrément l'effondrement prochaine de tout l'édifice. Serge tente de la rassurer comme Antoine, qui lui conseille de demander l'avis d'un ingénieur en bâtiment. Mais ses explications rassurantes de ce dernier rendent Mathilde soupçonneuse au point qu'elle tente de sensibiliser le quartier au danger, soutenue par la libraire Colette.  
Antoine et Mathilde

M. Maillard harcèle aussi Antoine au sujet de la présence supposée d'un squatteur avec un chien dans le débarras de la cour. Le concierge découvre qu'il s'agit de Lev mais ne le dénonce pas à condition qu'il reste discret (ce qui ne sera pas le cas bien sûr). Stéphane semble être le seul à apprécier Antoine pour ne pas l'embêter tout en lui confiant son passé de footballeur en Italie, dont la carrière a été interrompue à la suite d'une blessure (à moins que ce ne soit qu'un mensonge) : depuis il est devenu toxicomane et vole des vélos pour les revendre. 
Mathilde et Antoine

Mathilde convoque une assemblée générale des propriétaires d'immeubles du quartier afin de les rallier à sa cause, mais sa démonstration tourne au fiasco et provoque la colère de Serge, qui la croit devenue folle. Effrayée à l'idée qu'il la fasse interner, elle obtient qu'Antoine l'héberge dans sa loge en échange de quoi, pour lui changer les idées, il l'emmène se promener. 
Le chemin de l'enfance...

Mais cette initiative sera un échec : en revenant dans la maison où elle vécut enfant, Mathilde s'emporte contre les nouveaux propriétaires et les aménagements qu'ils ont fait. Antoine congédie Lev, excédé, et explique à Mathilde qu'ils n'iront pas mieux en restant ensemble. Puis il croise par hasard son ex-fiancée à qui il tente, maladroitement, d'expliquer pourquoi il a disparu, incapable d'apprécier son bonheur et ne voulant pas l'entraîner dans sa chute. 
"Vous savez que vous parlez à un spécialiste de l'accablement ?"

Mathilde découvrira le corps inanimé d'Antoine, mais les secours alertés échoueront à le réanimer. La mort du concierge convainc sa propriétaire de se ressaisir, en revenant vers les autres. En guise d'hommage, elle prend désormais soin du rosier qu'il avait planté dans la cour de l'immeuble.

Emule des maîtres de la comédie américaine comme Lubitsch et Wilder plus qu'héritier d'Oury et Veber, Pierre Salvadori a construit une filmographie remarquable, sur des scénarios réglés comme des mécaniques de précision et dotés d'une élégante sensibilité (Cible émouvante, Les Apprentis, Hors de prix entre autres). Avec Dans La Cour pourtant, il semble avoir voulu se laisser glisser en terre inconnue pour se renouveler mais aussi pour mieux coller à la dérive de ses personnages principaux. Ce faisant, il est sans doute moins franchement drôle mais plus émouvant.

La rencontre entre ce concierge improvisé, insomniaque et déprimé, et sa propriétaire névrosée, souffrant surtout d'être seule même en étant marié (à un homme qui doute qu'elle ait toute sa tête) donne lieu à des variations gaguesques absurdes qui font penser au cinéma de Woody Allen, le cynisme en moins, l'empathie et la tendresse en plus. Il y a là une humeur proche de Blue Jasmine, conte cruel sur le sentiment de perdition.

Ce duo hors normes et improbable est soudé par une amitié curieuse, où il n'est jamais question d'attirance sexuelle (la libido du pauvre Antoine est au point mort, Mathilde cherche davantage un compagnon d'infortune qu'un amant), mais davantage d'entraide. Du moins l'espèrent-ils... Car Antoine se rendra compte qu'ils se font plus de mal que de bien en partageant leur blues. Pourtant, malgré la morosité ambiante, le film n'est jamais plombant : on assiste à une collection de saynètes bizarres, à des relations solidaires (avec un squatteur, un voisin maniaque, un ancien footballeur - ou mythomane toxico ?). Ces doux dingues, un peu usés, les rend attachants et révèle que l'immeuble dans lequel ils habitent tous est un refuge de gens seuls, se croisant à peine, se parlant peu, mais dont le concierge devient le pivot.

Et s'il fallait en sortir pour enfin respirer ? L'initiative conduira Mathilde dans la maison où elle grandit pour qu'elle y constate que les souvenirs heureux qu'elle abritait ont tous disparus. C'est un drame beaucoup plus bouleversant qui secouera suffisamment cette femme pour lui faire prendre conscience qu'il ne faut pas s'enfermer dans le passé comme dans un appartement et savourer le présent, même s'il y est fissuré comme le mur d'une pièce à vivre.

Pour les incarner, Salvadori a eu une riche idée de casting en associant Gustave Kervern, encore une fois remarquable en type paumé et attendrissant, avec Catherine Deneuve, qui prouve une fois encore qu'elle n'a peur de rien. 

Leur couple interroge la possibilité de sauver l'autre de lui-même avant de se clore, au son de la voix de la comédienne, dont le timbre si mélodieux rend cette histoire terriblement romanesque et belle.   

lundi 1 mai 2017

100 BOUGIES POUR DANIELLE DARRIEUX

Ce 1er Mai n'est pas seulement celui de la Fête du Travail,
c'est aussi aujourd'hui que la plus grande actrice française
atteint sa centième année d'existence 
(dont près de 80 de carrière - elle débuta à 14 ans 
et s'est produite sur scène pour la dernière fois à 93 !).
Bon anniversaire, Madame Danielle Darrieux ! 













RESPIRE, de Mélanie Laurent (2014)


RESPIRE est un film réalisé par Mélanie Laurent.
Le scénario est écrit par Mélanie Laurent et Julien Lambroschini, d'après le roman d'Anne-Sophie Brasme. La photographie est signée Arnaud Potier. La musique est composée par Marc Chouarain.


Dans les rôles principaux, on trouve : Joséphine Japy (Charlie), Lou de Laâge (Sarah), Isabelle Carré (Vanessa, la mère de Charlie), Claire Keim (Laura, la tante de Charlie), Carole Franck (la mère de Sarah), Rasha Bukvic (le père de Charlie), Roxane Duran (Victoire), Thomas Solivéres (Gastine).
 Charlie et Sarah
(Joséphine Japy et Lou de Laâge)

A 17 ans, Charlie vit encore chez sa mère qui se dispute constamment avec son père, faisant de sa vie un enfer. Au lycée, à cette période, Sarah, une nouvelle élève, arrive et devient vite son amie, aux dépens de Victoire, sa meilleure copine depuis l'enfance. Sarah dit venir du Nigeria où sa mère travaillait pour une O.N.G..
Sarah et Charlie

Charlie invite, avec l'accord de sa mère, Sarah à passer les vacances de la Toussaint chez sa tante, Laura, dans le Sud de la France. Pourtant, une fois là-bas, dans ce décor de rêve, les premières tensions apparaissent entre les deux filles : Sarah se vexe de n'être présentée que comme une simple camarade de classe et fait tout pour attirer l'attention et gagner les faveurs des autres - avec succès. 
Charlie et Sarah lors des vacances de la Toussaint

De retour au lycée, Charlie constate, dépitée, que Sarah devient la vedette et l'ignore à présent : les filles l'envient, les garçons la désirent. Lors d'une conversation au réfectoire, Charlie remarque une incohérence dans le récit que fait Sarah de son passé en Afrique, s'attirant les railleries de cette dernière.
Sarah

Intriguée, Charlie prend Sarah en filature un soir après les cours et découvre qu'elle vit dans un immeuble d'un quartier défavorisé et que sa mère est une ivrogne. Lors d'une fête à laquelle elles sont conviées toutes les deux peu après, Charlie révèle à Sarah tout savoir de sa situation familiale mais promet que son secret est bien gardé, désirant surtout redevenir son amie. Mais Sarah menace Charlie de mort si elle répète ce qu'elle a appris. 
"Je sais, pour ta mère... Mais je ne dirais rien. 
- Si tu le répètes, de toute façon, je te tue !"

Les jours suivants, comme pour confirmer sa menace, Sarah mène une campagne de harcélement contre Charlie. Désormais isolée, après avoir tout lâché pour Sarah, devenue trop populaire, elle se résigne à son sort et rejette toute aide, même celle de Victoire qui a deviné son malaise. 
Charlie

Pourtant, un soir, après avoir été frappée par sa mère, Sarah vient trouver refuge chez Charlie, qui n'a pas le coeur à la repousser, entrevoyant là une possibilité de renouer leurs liens. Mais le lendemain matin, c'est la douche froide quand Sarah préfère ne pas être vue en sa compagnie. Folle de rage, Charlie s'en prend à elle en plein cours.
"Je suis désolée."

Sarah revient chez Charlie récupérer des vêtements qu'elle y avait laissé et en profite une énième fois pour l'humilier au sujet de sa petite vie étriquée, son avenir sans ambition, la culpabilisant même pour l'échec de leur relation. A bout de nerfs, Charlie la frappe puis l'étouffe avec un oreiller. Lorsque sa mère rentre, elle découvre le corps sans vie de Sarah tandis que Charlie éclate en sanglots, dévastée et délivrée à la fois.

Après un très beau premier opus (Les Adoptés, 2011), Mélanie Laurent réussit avec brio à transformer l'essai si périlleux du deuxième film avec ce Respire, justement salué à "La Semaine de la Critique" du Festival de Cannes 2014. Elle signe en effet une oeuvre sensible et forte sur l'emprise mentale et, plus encore, selon ses propres termes, la "détestation" - comme une catharsis pour elle, on le devine, qui n'a pas été épargnée par des critiques injustes et assassines parce qu'elle cumulait plusieurs activités (actrice, réalisatrice, militante écolo - trop dans un pays comme la France où se diversifier revient à se disperser...).

Librement inspirée d'un roman d'Anne-Sophie Brasme, découvert à l'adolescence par la cinéaste, l'histoire est d'abord celle de Charlie, jeune fille dont la situation familiale tourmentée en fait une proie toute désignée pour Sarah, dont le caractère dominant a besoin de quelqu'un pour se mettre en valeur quand elle arrive dans un environnement étranger.

Au départ, entre elles, s'opère une vraie fusion, sans attirance sexuelle pourtant (à peine un baiser échanger lors d'un petit jeu) : l'une trouve la nouvelle amie charismatique et pleine d'assurance (comme elle aimerait l'être), l'autre une poupée docile avec laquelle s'intégrer et s'amuser (de façon innocente d'abord, puis plus perversement ensuite). Charlie va jusqu'à délaisser sa meilleure complice et éprouve une évidente admiration pour Sarah, si belle, désirable, libre, dont les origines exotiques et le magnétisme sont si puissants - elle s'en sert habilement et promptement pour infiltrer la famille de Charlie, gagnant la confiance de sa mère. Seule la tante Laura se méfie de cette intrigante... Lorsque Charlie se voit ainsi reléguer, la jalousie, légitime, la gagne. Puis le soupçon naît à l'occasion d'un mensonge anodin mais produisant la preuve de l'imposture de Sarah...

Le récit dévoile toute la complexité de cette relation, avec finesse et une grande élégance formelle, la narration est si fluide que beaucoup de scènes se passent d'ailleurs de dialogues, privilégiant des ambiances soignées. Le regard que porte Mélanie Laurent est perçant, cruel, et suscite la compassion du spectateur : cela suffit pour saisir ce qui se noue et deviner que ça finira mal.

Effectivement, la bascule dramatique s'opère dans un crescendo dosé, jusqu'à la tragédie inévitable mais terrible malgré tout. La respiration du titre prend alors tout son (ses) sens : elle renvoie à l'asthme dont souffre Charlie, à l'étouffement qu'éprouve socialement Sarah, à la délivrance vengeresse de la fin, radicale. Dans sa dernière ligne droite, on glisse presque dans le film noir, l'histoire de vampire, sur fond de narcissisme, de (dé)possession, de règlements de comptes.

Lou de Laâge est formidable en garce manipulatrice et sexy, n'éprouvant aucun remords, agissant sans scrupules, et c'est parfait que le scénario ne lui trouve pas d'excuses. Mais la prestation de Joséphine Japy est encore plus remarquable, exprimant avec d'exceptionnelles nuances, sans préciosité ni misérabilisme, l'acceptation, l'oppression, l'incompréhension, la tristesse, l'abattement, la rancoeur, la folie.

Oeuvre audacieuse, par une réalisatrice à la maturité étonnante, Respire impressionne d'autant plus qu'elle le fait avec sobriété, suscitant un vertige intense. Entre force et beauté, l'essai est donc magistralement transformé.